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Hafsat Abiola : “Nous regardons les femmes africaines changer le monde”

Militante reconnue des droits humains, Hafsat Abiola préside l’Initiative Women in Africa (WIA). En quelques années, le réseau a permis de soutenir, former et aider plusieurs milliers de femmes entrepreneures. Prochain objectif : implanter des centres de formation dans toute l’Afrique.

Propos recueillis par By Dounia Ben Mohamed

Pour rappel, comment est née l’initiative Women in Africa (WIA) ?

Aude de Thuin, fondatrice du Women’s Forum, organisait un sommet annuel à Deauville, dans le Nord de la France. Après la crise financière de 2008, l’idée est venue de créer un événement similaire pour l’Afrique. Sur la demande d’entrepreneures africaines, souhaitant bénéficier d’un réseau similaire, Aude de Thuin a donc lancé les invitations et fondé WIA sur le modèle du Women’s Forum, en 2016. Nous avions l’habitude d’organiser une réunion annuelle à Marrakech, au Maroc. Cela a dû s’arrêter à cause du COVID. Nous nous sommes alors penchés sur notre modèle économique, sur ce qu’il convenait de faire en l’absence de rencontres physiques. Nous avons trouvé de nouvelles idées. Outre les réunions en présentiel, nous avions une fondation philanthrope. Son principal programme consistait à soutenir la formation, le mentorat et l’accompagnement des femmes entrepreneurs. Nous avons donc suivi quelques pistes avec le programme WIA54, qui consistait à sélectionner une femme dans chaque pays africain et à la former. C’est ce que nous avons fait pendant quelques années.

Vous avez été nommée présidente en 2018. Comment WIA a évolué depuis ?

J’ai été nommée présidente au cours de la deuxième année d’existence de WIA. Vous savez, j’ai fait ma maîtrise puis un master en développement international à Pékin. Tous ceux qui ont étudié là-bas savent que les Chinois aiment les chiffres. Ainsi, lorsqu’un programme est mis en place, s’il touche un millier de personnes, il est apprécié ; s’il atteint 100 000 personnes, il est apprécié encore plus ; et s’il atteint un million, l’intérêt est démultiplié. Vous voyez ? J’ai adopté cette vision lorsque j’étais en Chine : voir plus grand. L’Afrique compte 1,4 milliard d’habitants. Nous ne pouvons pas nous contenter de former, de soutenir une femme africaine entrepreneure par pays et par an. J’ai eu alors l’idée d’étendre nos programmes de formation, de les démocratiser, de les rendre davantage accessibles, pour toucher un plus grand nombre de personnes.

Quels ont été vos partenaires pour atteindre ce changement d’échelle ?

Nous avons eu la chance d’avoir un des membres de notre équipe, Jeffrey, qui était merveilleux. Il a convaincu la Fondation Coca-Cola de soutenir notre vision, avec le programme JAMII Femmes. La Fondation nous a accordé le financement nécessaire pour former 7 000 femmes dans trois pays, la première année, puis, dans trois autres pays, la seconde. Cela nous a permis d’entamer la troisième année qui soutiendra 6 000 femmes. À la fin, nous aurons formé 20 000 entrepreneures, issues de dix pays, grâce à leur soutien.

Nous travaillons également avec la Banque africaine de développement (BAD), grâce au programme AFAWA, l’Affirmative Action for Finance Action for Women in Africa, qui garantit 300 millions d’euros à destination des femmes entrepreneures africaines. Concrètement, cet argent est placé dans différentes banques commerciales, en Afrique. En échange, celles-ci accordent des prêts, grâce à la garantie de la BAD. Beaucoup de ces banques ne veulent pas miser sur les femmes parce qu’elles pensent qu’elles ne maîtrisent pas suffisamment la mésofinance, qui nécessite la tenue de comptes, contrairement à l’économie informelle et la microfinance. AFAWA compte débloquer cinq milliards de dollars pour les petites et moyennes entreprises détenues et gérées par des femmes d’ici à 2026.

Nous voulons que ces femmes soient à la pointe de l’impact en Afrique

Au-delà des financements, comment encourager les femmes à entreprendre ?

La disponibilité de l’argent est une chose, pouvoir en bénéficier en est une autre. Et, c’est là que WIA intervient. En Afrique centrale, nous travaillons, en partenariat avec la BAD, pour former des coopératives de femmes, sur l’élaboration d’un business plan,  la présentation d’un dossier, la demande de prêts et l’obtention d’un financement. Cette action concerne quatre pays et cible environ 3 000 femmes. Encore un fois, comme je l’ai appris en Chine, il s’agit d’un changement d’échelle.

Cependant, tous nos programmes n’ont pas cet ordre de grandeur. Le programme WIA Young Leaders ne concerne que cinq à dix femmes africaines. Il a été élaboré en partenariat avec la maison Dior, la banque d’affaires Lazard, Huawei Northern Africa, le cabinet d’audit et de conseil KPMG France et TotalEnergies. Nous soumettons l’acte de candidature à l’échelle du continent, et seulement quelques-unes sont choisies pour ce programme. Il s’agit de trouver les femmes les plus inspirantes, les plus talentueuses et les plus influentes d’Afrique. Ensuite, nous organisons un voyage d’affaires dans une grande capitale économique. Ce voyage leur permet d’accéder à un réseau professionnel de haut niveau, de rencontrer des experts de leurs secteurs et de bénéficier d’une grande visibilité. Ainsi, Alexandra Hughes, une société de recrutement de cadres et de dirigeants, a organisé une masterclass sur l’importance du capital humain. Le cabinet KPMG a également organisé une formation. Enfin, la banque Lazard leur a appris à lever d’importantes sommes d’argent. Vous savez, quand ils disent “série A, série B”, c’est un langage d’ingénieur. Il faut savoir maîtriser ce vocabulaire.

Au-delà de ces formations, ces femmes bénéficient d’un mentorat. Ainsi, Christophe Bringer, responsable Transaction Services Afrique, chez KPMG va accompagner une Nigériane, installée au Canada. Avocate diplômée, elle veut travailler sur d’importants contrats juridiques pour des infrastructures en Afrique. C’est son rêve. Et, c’est exactement ce que fait Christophe Bringer chez KPMG. Nous voulons que ces femmes soient à la pointe de l’impact en Afrique, et pour cela, nous devons nous assurer qu’elles disposent de toutes les informations nécessaires. La question clé est donc de s’assurer que ces savoirs soient mis à la disposition des femmes africaines. Pour cela, nous avons aussi mis en place un outil efficace, après la pandémie, des webinaires réguliers avec des experts.

Vous avez notamment organisé un webinaire avec l’économiste zambienne Dambisa Moyo…

Oui ! Elle est formidable. Elle a eu un grand succès avec son le livre Dead Aid: Why Aid Is Not Working and How There Is a Better Way for Africa (Farrar, Straus and Giroux, 2009), L’Aide fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique (Lattès, 2009). Elle a publié de nombreux best-sellers sur les questions mondiales. Elle a travaillé comme consultante à la Banque mondiale. Je l’ai rencontrée à l’université de Harvard, où elle a fait ses études, dans le cadre d’un programme. Elle est intervenue dans notre webinaire pour nous parler des tendances macro-économiques. Issue de Goldman Sachs, elle nous a fait part de ses prévisions afin de mieux analyser le marché.

Nous avons également fait venir de nombreuses autres personnes, dont Vanessa Moungar, responsable de la diversité et de l’inclusion chez LVMH, numéro un mondial de l’industrie du luxe. Vous savez, nous avons tellement de stars, en Afrique. Je pense également à Yvonne Bettkober, à la tête de la division développement organisationnel et transformation du groupe Volkswagen. Nos webinaires ont été suivis par plus de 12 000 personnes, en tout, et nos formations par des dizaines de milliers de personnes.

Plus nous offrons à ces femmes les outils et les connaissances, plus nous augmentons les chances de créer des emplois et un environnement économique sain. De sorte qu’au lieu qu’une centaine d’entreprises émergent, nous pourrions en avoir cinq cents. Vous savez, cela peut faire la différence entre une Afrique instable, minée par les coups d’État, la violence urbaine et les conflits, et une Afrique stable, prospère, dont l’économie profite à tous. Je préfère cette deuxième vision du continent. Mais, pour y arriver, nous avons besoin de créer un masse critique et d’outiller les femmes.

Avoir un réseau facilite l’expansion du commerce

Quelles seront les prochaines étapes de WIA Initiative ?

Je suis très heureuse de ce que nous réalisons et de la manière dont nous le faisons. Cependant, je veux encore en faire davantage. Pour moi, la prochaine étape consiste à créer des centres. Nous en avons déjà un au Gabon, où nous disposons d’un local. Au Sénégal, nous formons également des femmes, dans un espace que nous louons occasionnellement. Nous voulons maintenant étendre ces lieux pour multiplier notre impact.

J’aime beaucoup la citation, attribuée au mathématicien grec, Archimède : “Donnez-moi un levier et un point fixe et je soulèverai le monde” qui est une loi de la physique. Elle peut s’appliquer au monde du développement. Ces centres permettent un point d’appui où ces femmes peuvent se relever. Ils concentrent les personnes-ressources, les outils et le soutien dont elles ont besoin. Ensuite, nous les regardons changer l’Afrique et le Monde.  

Outre les programmes de formation et de mentorat, WIA a construit, au fil des années, un réseau. Quelle est sa force ?

C’est un point que je voulais aborder. Pour moi, la chose la plus importante est la façon dont WIA favorise le dialogue entre les femmes africaines, au-delà des frontières nationales. Nous avons formé des femmes au Kenya, en Côte d’Ivoire et au Nigeria. Lorsqu’elles étaient en formation, elles ont beaucoup échangé entre elles et forment désormais un réseau. Toutes ont souligné à quel point cela les avait aidées. Elles m’ont dit que c’était le plus important. Cela permet un partage de compétences et d’expériences. L’agricultrice kényane entend parler de l’agriculture en Côte d’Ivoire. Elle pourra alors s’en inspirer, si elle voit des similitudes, ou, au contraire, des innovations. Il est donc utile de créer des liens. Je veux qu’un jour l’agricultrice kényane puisse exporter ses produits en Côte d’Ivoire. Grâce à ce réseau, elle aura déjà des connexions et des amis, dans le pays, qui pourront la soutenir dans son entreprise. Avoir un réseau facilite l’expansion du commerce. Si vous regardez l’Europe ou même l’Asie, le commerce interne à ces continents représente entre 40 et 50% de la totalité des échanges. En Afrique, le commerce intra-africain est faible et ne représente que 14,4 % du total des exportations africaines. Les prévisions de la CNUCED montrent que la ZLECAf (Zone de libre-échange continentale africaine) pourrait stimuler le commerce intra-africain d’environ 33 %. Et c’est là que l’Afrique peut réellement gagner.

Montrez à la Terre entière que nous pouvons aussi atteindre l’excellence

Vous invitez les femmes à rêver plus grand. Qu’est-ce que cela signifie ?

Dans les pays où l’innovation est soutenue, des Africains sont présents dans les équipes. Mais, sur le continent, nous sommes à la traîne. Les Africains, présents au niveau mondial, en Amérique, en France, le sont car ils ont été soutenus par l’extérieur. Nous devons donc également créer un environnement propice, en Afrique, pour garder nos talents. Je voudrais insister sur ce point. Oui, il est essentiel de rêver grand, mais, pour cela, il faut s’appuyer sur l’excellence, exiger le meilleur.

Vous savez, je pense que parfois, nous, les femmes, nous sommes très douées pour soutenir les autres. Mais quand il s’agit de nos propres ambitions, nous nous contentons parfois du minimum. Pourquoi ne pas essayer d’aller au-delà, de frapper cette balle complètement hors de l’aire de jeu et ouvrir le champ des possibilités en Tunisie, au Maroc, en Égypte, au Kenya, ou en Éthiopie ? Montrez à la Terre entière qu’avec le meilleur de la production, nous pouvons aussi atteindre l’excellence. Nous devons exiger que nos produits soient aux standards internationaux, voire mieux. Commençons à le faire. Ne nous décourageons pas parce que nous n’atteignons pas cette norme, mais mettons-la en place et travaillons avec diligence pour l’atteindre.

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