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Aden Omar Abdillahi : “Djibouti parle avec tout le Monde”

Djibouti a su développer sa visibilité à l’international en capitalisant sur sa position stratégique. Comment ce petit État a su tirer son épingle du jeu mondial ? Réponses avec Aden Omar Abdillahi, directeur de l’Institut des études politiques et stratégiques, au Cerd (Centre d’études et de recherches de Djibouti), co-directeur de l’ouvrage Djibouti au XXIème siècle (Karthala, 2023).

Pays à la superficie limitée, Djibouti accueille les bases militaires de plusieurs grandes puissances. Comment expliquer cet attrait ?

Cet attrait international pour Djibouti s’explique par la géographie et par l’histoire. D’abord, Djibouti est situé à l’entrée Sud du détroit de Bab el-Mandeb, non loin de la péninsule arabique, où se trouvent d’importantes réserves de pétrole. Cette route relie le détroit au golfe d’Aden puis à l’océan Indien par lequel transite une partie des marchandises mondiales dont un quart d’hydrocarbures. Par ailleurs, Djibouti est un pays stable dans une région instable. Ses infrastructures portuaires sont très développées et diversifiées. Cette vocation portuaire a été dictée par l’histoire. Les Français, sous la colonisation, ont construit le port pour exporter le sel et les ressources marines, comme la nacre, l’huître, le poisson. Djibouti devint alors un port important pour la France coloniale car il lui permettait de relier l’économie de l’Afrique de l’Est à l’économie asiatique française, l’Indochine.

Le port avait une importance historique, il a désormais une importance géopolitique ?

Djibouti a pris une importance géopolitique après le 11 septembre 2001. Au lendemain des attentats, les Américains ont négocié et obtenu l’autorisation d’installer une base militaire à Djibouti. Leur choix s’est porté sur notre pays en raison de la présence française mais surtout grâce à la proximité avec le golfe arabique. Depuis Djibouti, les Etats-Unis peuvent surveiller la péninsule, le Yémen, la Somalie où Al-Qaïda dispose toujours ses camps. A partir de 2008, les questions de la piraterie maritime, le long des côtes somaliennes, ont aussi donné une autre envergure géopolitique à Djibouti. Cela s’est traduit par l’accueil de nouvelles missions militaires : EUNavFor (la force navale européenne) qui conduit l’opération Atalante, mais aussi une base militaire japonaise. Plus tard, une base de prestige de l’armée chinoise a été inaugurée en 2017. Mais, cette base s’installe en dehors du contexte de la piraterie et du terrorisme.

Est-ce que cela signifie que l’enjeu sécuritaire n’est pas ce qui a motivé la Chine ? Vous parlez d’une base de prestige…

L’installation de la base chinoise s’est produite dans le contexte des “Printemps arabes”. Des événements au cours desquels la Chine, qui se veut une puissance mondiale, n’a pas pu évacuer ses ressortissants, notamment après la chute de Kaddafi en Libye en 2011. Cela a été ressenti comme une humiliation. Outre ces événements, il s’agit pour l’Empire du milieu de dire au monde : “Nous sommes une puissance”. Enfin, la République populaire a beaucoup investi dans la région, au Kenya, en Éthiopie, dans toute l’Afrique de l’Est, et nombre de ses ressortissants y résident, ainsi qu’au Maghreb et dans la Péninsule arabique. La Chine a décidé de s’installer dans la région et pour longtemps. Au départ, ce qui se présentait comme une facilité militaire, concentrée sur la formation, s’est transformée, et la Chine le reconnaît, en véritable base militaire.

Combien toutes ces installations militaires rapportent-elles à Djibouti ? Peut-on parler de rente sécuritaire ?

Il fut un temps où la présence militaire française représentait plus de la moitié du PIB djiboutien. Aujourd’hui, la présence des militaires français a décru. Ils ne sont plus que 1 400 soldats, contre près de 5 000 au plus fort de leur présence. Avec la réduction des effectifs, et ce malgré l’installation de nouvelles bases, on estime que les loyers perçus, aujourd’hui, représentent moins de dix pour cent du PIB. Les loyers, ce que certains appellent une rente, ne sont pas à la hauteur. Les pays concernés bénéficient de nombreuses exonérations d’impôts, taxes et redevances. Selon certaines estimations, une seule base militaire pourrait rapporter entre 200 et 300 millions de dollars par an. Actuellement, la base française ne rapporte que 30 millions d’euros chaque année et la base militaire américaine 63 millions de dollars. Mais le gouvernement djiboutien ne se place pas dans une logique de rentabiliser ces bases. Ces bases lui confèrent surtout une visibilité et une stature mondiales. Par ailleurs, cette présence assure, de manière indirecte, la sécurité de Djibouti tout en renforçant son appareil de défense. Le manque à gagner financier est compensé par d’autres avantages.

Peut-on dire que Djibouti ne s’inscrit pas dans l’axe occidental, contrairement à d’autres anciennes colonies françaises ?

Djibouti poursuit avant tout ses intérêts. Nous n’appartenons ni au bloc occidental, ni au bloc asiatique ou chinois. Cependant, les relations avec la Chine s’inscrivent dans un modèle gagnant-gagnant. En échange de la base militaire, les Chinois investissent dans le pays. Ce qui n’est pas le cas des Européens et des Occidentaux en général. Les partenaires occidentaux peuvent obtenir des facilités pour Djibouti au niveau du FMI (Fonds monétaire international) et de la Banque mondiale mais, ce ne sont pas des investissements. La Chine, elle, est présente, ses sociétés aussi, au prix parfois d’un endettement difficile à supporter, mais ce sont des investissements commerciaux, qui peuvent se rembourser aisément, par les sociétés dans lesquelles ils ont été faits. Parfois, cela peut s’apparenter à de l’imprudence, mais dans l’esprit du gouvernement djiboutien, il faut prendre des risques pour s’en sortir.

Justement, vous dites que Djibouti défend ses intérêts, mais cette importante présence de la Chine ne crée-t-elle pas un risque de dépendance ?

Il ne faut pas être naïf, Djibouti compte beaucoup sur les investissements chinois. Mais tant qu’il y a la base militaire chinoise, il y aura toujours une marge de négociation. Nous sommes un partenaire stratégique ; les relations en témoignent ; nous n’allons pas nous embrouiller pour des emprunts non remboursés dans les délais. Même si la Chine n’est pas unique, Djibouti n’a pas qu’un seul interlocuteur. Il faut faire la différence entre les entreprises privées et les sociétés d’État. Il ne faut pas tout mélanger. Mais, l’accueil d’une base militaire nous donne plus de crédit pour négocier.

Quelles sont les relations entre Djibouti et la Russie ? Est-ce une ligne rouge que les Etats-Unis ne veulent pas que Djibouti franchisse ?

Les autorités djiboutiennes discutent avec tout le monde. Il fut un temps, sous la présidence de Barack Obama, les Etats-Unis poussaient le gouvernement djiboutien à ne pas accepter une base russe. Mais les choses ont beaucoup évolué. Cela ne signifie pas que les liens entre Djibouti et la Russie se sont raffermis. Des discussions ont lieu. Et il n’y a aucun problème entre Djibouti et la Russie. Certains responsables du gouvernement djiboutien pensent qu’il y a trop de bases. Des voix s’élèvent pour dire : “ça suffit, on ne pourra pas gérer les rivalités ou hostilités entre tous ces gens-là”, mais rien n’est exclu. Tout dépendra de nos intérêts, de l’évolution de la situation au niveau mondial et régional, mais aussi de nos liens avec les partenaires occidentaux.

Stature internationale, Djibouti n’en est pas moins présent sur le plan régional. Qu’en est-il de l’Éthiopie ? Est-ce que quand l’Éthiopie va mal, Djibouti va mal aussi ?

Absolument. Nous l’avons remarqué lors du Covid mais aussi lors de la guerre du Tigré, nos deux économies ont atteint un point d’interdépendance tel qu’il est vraiment difficile d’envisager un développement de Djibouti sans une bonne santé de l’économie éthiopienne. Mais aujourd’hui, je pense que l’Éthiopie a plus besoin de Djibouti que l’inverse. C’est la raison pour laquelle Addis-Abeba est dans une recherche active d’alternatives. Dans le même temps, Djibouti cherche également à diversifier ses activités et ses clients, pour ne plus se concentrer sur le portuaire et le commerce avec l’Éthiopie. Si l’Éthiopie a la légitimité de chercher des alternatives dans les pays voisins pour l’acheminement de ses marchandises, Djibouti doit aussi diversifier sa clientèle et son économie pour ne plus dépendre des activités portuaires. Mais ce n’est pas pour demain. Nous sommes encore condamnés à collaborer. Certains responsables éthiopiens perdent patience, mais cela reste de l’ordre du discours. Et la réalité est tout autre.

L’IEPS, outil de réflexion et d’analyse

Fondé en décembre 2008, au lendemain de la guerre entre Djibouti et l’Érythrée, l’Institut d’études politiques et stratégiques (IEPS) du Centre d’études et de recherches de Djibouti vise à apporter des analyses indépendantes sur les enjeux politiques et géopolitiques contemporains. L’IEPS œuvre tant à l’amélioration de la compréhension de la gouvernance, de l’économie et de la société djiboutienne qu’à l’approfondissement de la connaissance de la corne d’Afrique et des enjeux géopolitiques qui touchent Djibouti. C’est aussi un espace ouvert de débats et de production de nouvelles idées. 

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