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Interview « Il n’y a ni modèle économique, ni modèle politique pour l’Afrique aujourd’hui »

Après s’être intéressé à l’Inde et la Chine, l’économiste Jean-Joseph Boillot* s’est lancé en 2006 à l’assaut du continent africain. Pour lui, le statut de futur géant démographique devrait être une chance pour le continent à condition qu’il se donne la peine d’inventer son propre modèle de développement. S’inspirer du bilan des modèles chinois ou indien est une bonne chose, les copier n’est pas une solution. Tant les caractéristiques du continent appellent à faire preuve d’imagination.

Propos recueillis par Simon Vermot Desroches 

Est-ce que la démographie met l’Afrique en danger ?

Certains expliquent que l’Afrique a fait trop d’enfants, personnellement je le réfute. C’est pour moi la chance de l’Afrique. Sa densité moyenne est faible et le continent n’est pas surpeuplé. Maintenant, il lui faut trouver un modèle de développement capable de faire face aux investissements nécessaires pour former ce capital humain dès le jeune âge et de créer des emplois pour les jeunes actifs. On balbutie pour l’instant sur ces deux sujets même si les plus grands économistes montrent que c’est sous la pression des réalités qu’on trouve les solutions.

Quel pourrait être ce modèle de développement ?

Le taux d’investissement en Afrique est d’environ 20 % du PIB. Avec les modèles de développement qu’on connaît, il faudrait atteindre 40 % du PIB pour faire face à tous ses défis dans les infrastructures économiques, sociales ou encore urbains. C’est peu probable à court-terme. Donc il faut faire autrement. Prenons l’exemple du capital humain dont l’Afrique va devenir un géant mondial. On observe actuellement une tendance intéressante qui consiste un peu à s’inspirer du modèle indien d’outsourcing offshore dans l’informatique mais plutôt grâce à des réseaux de petites start-up plutôt que de grosses sociétés informatiques. C’est manifestement une solution pour les jeunes des classes moyennes qui ont pu se former et voyager. Mais cela ne résout pas le problème de la masse des jeunes africains qui ont de faibles qualifications et notamment techniques. Beaucoup d’investissements ont été réalisés ces dernières années dans les universités par des politiciens qui cajolent leur électorat : « la petite bourgeoisie urbaine ». Par contre, pour former des plombiers, des personnes qui travaillent sur les chantiers, etc., il y a un sous investissement massif.

Il y a-t-il des éléments de comparaisons avec l’Inde ou la Chine ?

En Chine, Mao avait perçu que la jeunesse serait la force du pays et il a très tôt mis l’accent sur l’enseignement primaire garçons et filles confondus, ce qui n’est le cas ni en Afrique ni en Inde. Il savait que pour avoir une industrie nationale, il fallait des chaudronniers, des techniciens et des ingénieurs. Il n’y a rien de pire, et c’est le cas de l’Inde aujourd’hui, que d’avoir une « bulle » de jeunes à bac+2, bac+4 et en dessous plus rien. L’Inde est un échec dans ce domaine, largement en raison des hautes castes qui contrôlent tout le système éducatif et politique.

Un modèle chinois pourrait donc être la solution ?

Pas vraiment. L’Éthiopie est un bon exemple de tentative d’application du modèle chinois mais avec les résultats qu’on voit aujourd’hui : une crise politique majeure et une économie dont le décollage a été très artificiel et financé à crédit. Le problème numéro un, c’est le manque de travail pour les jeunes et il n’y a aucune réponse à cette question. On estime par exemple que le chômage des jeunes touche plus de 80% des jeunes Éthiopiens, et c’est assez proche de la situation dans tout le continent. Une des grandes inconnues de l’Afrique est non seulement la baisse de la part relative de l’industrie au profit des rentes du sous-sol, mais surtout que l’industrie moderne ne crée de toutes façons plus autant d’emplois qu’hier et notamment lorsque la Chine est devenue l’usine du monde dans les années 1990. Par exemple, l’usine Renault au Maroc construit beaucoup de voitures avec peu de personnel grâce à la robotisation et on ne fera plus d’usines comme au début du XXe siècle. Quant aux services modernes, ils sont eux-mêmes très économes en emplois du fait de l’automatisation de tous les process. Bref, n’y a ni modèle économique, ni modèle politique tout fait pour l’Afrique aujourd’hui.

Quels sont les pièges à éviter pour les pays africains dans le choix d’un modèle de développement ?

De considérer d’abord que les modèles qui ont fait leurs preuves ailleurs et en un autre temps peuvent être répliqués en Afrique. Copier-coller des institutions démocratiques occidentales par exemple ne fonctionne pas. Ne parlons pas des modèles autoritaires qui ont déjà failli un peu partout sur le continent dans les années 1980. Bien qu’en pleine effervescence, l’Afrique n’est donc pas vraiment émergente car il faudrait pour cela un peu de stabilité politique. Sans horizon à moyen-long terme, pas d’investissements structurants. Le Rwanda de Kagamé tente de jouer cette carte en s’inspirant cette fois du modèle singapourien. Je doute de la réplicabilité du modèle.

Les politiques démographiques ont-elles un impact ?

Oui et non. Cela fait 30 ans que l’on suit de facto des politiques de contrôles de la natalité un peu partout, mais pour quels résultats ? La fécondité est une variable très difficile à contrôler. La crise de l’ajustement structurel dans les années 1990 a paradoxalement pu la relancer ou tout du moins ralentir la transition démographique. En cassant tout ce qui était protection sociale ou infrastructures publiques, la famille est redevenue un havre essentiel de sécurité fournissant l’emploi et la retraite des vieilles générations. En Chine, c’est moins la politique de l’enfant unique que la mise en  place d’un État-providence très avancé qui explique largement une transition démographique nettement plus rapide qu’en Inde par exemple. Il faut donc là encore que l’Afrique découvre sa propre combinaison optimale entre politique démographique et politique de développement.


Propos recueillis par Simon Vermot Desroches 
* Jean-Joseph Boillot est Conseiller pays émergents au club du CEPII (Paris) et auteur notamment de Chindiafrique, la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain (Odile Jacob 2014) et en collaboration avec le nigérien Rahmane Idrissa, L’Afrique pour les nuls (éditions First 2015).

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