Le dossier du mois

Interview Assumpta Mugiraneza « Dire, Penser, Écrire l’histoire du génocide… L’indicible qu’on ne peut taire »

Le 7 avril marque le début du génocide contre les Tutsi au Rwanda, perpétré par le gouvernement extrémiste Hutu en 1994. Dans les 100 jours qui ont suivi, plus d’un million de membres de la minorité Tutsi ont été systématiquement assassinés. Depuis 2003, cette journée, consacrée Journée internationale de réflexion sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 par l’Assemblée générale des Nations Unies, est l’occasion de rendre hommages aux défunts mais également de se souvenir et de « déconstruire » un processus qui a conduit au pire. Pour que le génocide rwandais, dernier du XXe siècle, soit le dernier de l’histoire de l’humanité. Explications avec Assumpta Mugiraneza co-fondatrice et directrice du Centre IRIBA pour le Patrimoine Multimédia.

Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed

En tant que Rwandaise mais aussi compte tenu de votre parcours, et de votre engagement sur cette question de la mémoire du génocide et sa transmission, comment vivez-vous ces commémorations officielles ?

Je suis Rwandaise, ayant vécu longtemps en France, je suis un produit culturel du Rwanda mais aussi de la France. Cela n’est pas toujours évident à se réclamer de cet héritage mais il me permet de négocier toujours un équilibre et jamais un confort. Mes parents, quand ils essayaient d’ouvrir nos horizons, c’était en français, c’était des lectures de Français. Et quand je suis allée vivre en France alors que le Rwanda m’avait refusé l’accès à l’université, et que je suis partie avec une très grande soif, donc je me suis vraiment formée en France. Et quand le génocide est arrivé, j’avais cette spécificité de vivre en France dans un pays que j’aimais et que je continue à aimer mais qui avait pris le parti qu’il a pris. Mais, si je regrette ce choix, je ne m’en plains pas parce que je considère que ce sont des épreuves qui vous obligent à penser toujours un peu plus loin, à être plus exigent avec vous-même, mais aussi parfois plus indulgent parce que les choses ne sont jamais blanches ou noires, mais ce sont toujours des nuances de gris.

Mais c’est ce qui explique ma formation de psychologue sociale et politologue. La sociologie, l’anthropologie et même un peu le droit ce sont des disciplines dans lesquelles je suis allée essayer de trouver des pensées pour m’aider à ne pas sombrer. Parce que quand on a un génocide face à soi, le plus grand risque est de basculer. J’ai eu la chance de voir ce risque et d’aller chercher des appuis pour ne pas basculer.

Aussi, si je suis née au Rwanda, c’est à l’âge de 21 ans que je suis partie en France, j’ai fait des vas et viens, et depuis fin 2007, je me suis sentie suffisamment forte, du moins outillée pour poursuivre mon travail depuis le Rwanda, je m’en suis sentie légitime mais également obligée de poursuivre ce devoir académique, ici au Rwanda, pendant que les gens se battaient pour relever le pays, et je continue de le faire. En tant que mère également parce que faire des enfants après un génocide n’est pas un acte automatique. A mon retour, je me suis rendue compte qu’il y avait un espace, celui des intellectuels qui tendaient à disparaître dans notre société, c’est là où j’ai choisi de me placer. J’ai donc construit un espace, le centre Iriba, en plein centre-ville, qui accompagne de nombreux jeunes, qui n’ont pas vécu cette histoire, outrageante et outragée, mais qui devront porter cette abîme. Peut-être seront-ils mieux armées pour forger des mécanismes de prévention qui leur permettront de vivre mieux que nous leurs parents.

Quand on est au Rwanda on a le sentiment, étrange, à la fois que le génocide est partout, mais aussi qu’il y a beaucoup de « non-dit ». Finalement, 27 ans, c’est plus d’un quart de siècle, mais en même temps c’était hier…Comment les Rwandais vivent ce mois de commémorations officielles ?

Le seul mot d’avril vous fais sortir de votre espace d’expert, de quelqu’un qui cherche l’objectivité, vous devenez subjectif. Le seul fait de le lire, réveille en vous l’être inquiété parce ce qui a pu se passer. Vous le savez, en ce moment, tout le monde est logé à la même enseigne, on est très limité dans nos activités en raison de la pandémie, mais au Centre IRIBA, nous avons travaillé, à l’occasion de la journée internationale de la femme, sur la femme, africaine, rwandaise en particulier. Comme notre première manifestation tombait le 07 mars, à chaque fois je me trompais, au lieu de 7 mars je disais 7 avril, le 07-avril, 94 occasionnent des défauts de perception, c’est ainsi. Penser ce mois de mars, de bonheur, où l’on avait prévu de penser la femme rwandaise et de la célébrer dans sa résilience, quand on est au Rwanda, cela ne peut se passer sans penser à la femme dans le génocide, la femme post-génocide, la femme qui vit un an d’enfermement dans ce contexte de pandémie … Dès qu’on approche de cette période, on est déjà dans ce mois d’avril.

Vous savez, le mois d’avril en kinyarwanda, « Mata », signifie « qui est rempli, qui coule de lait » et le lait dans notre tradition c’est la plénitude. Il est étonnant de voir que c’est ce mois du lait qui a été désigné pour devenir le mois du sang. C’était hier mais en même temps si loin. Quand je suis dans une salle avec des jeunes, je réalise que plus de 80% de l’assistance n’existait pas encore. Donc cela signifie que c’était loin, mais en même temps les souvenirs sont tellement là, proches, actifs, un mois où l’on est tout sauf stable. Heureusement, pour moi, lorsque cette instabilité rode, je fais appel aux connaissances. Mes ressources culturelles, les travaux sur le génocide des juifs en Europe, ce qui est comme un paradigme pour moi, m’ont permis de comprendre qu’un génocide détruit le rapport à l’altérité, qu’après un génocide, il faut toujours négocier, des choses banales ailleurs, revêtent un autre sens ici. Donc, 27ans, c’est beaucoup, la vie a repris, des enfants sont nés, mais, en même temps, c’est comme si c’était hier. En tant qu’adulte on se rend compte que l’on a vécu plus longtemps que des parents, des ainés. Vous vous rendez compte que vous avez dépassé leur âge. Et à chaque fois, cela suscite un sentiment étrange en vous…

Et comme vous le dite, d’un côté, il est vrai, le génocide est partout. Moi, qui écris depuis des années, je le nomme « un génocide de proximité », parce qu’il entre dans toutes les interstices de la société, de la vie des individus. La dimension sociologique, les relations entre les familles, anthropologique, les relations entre les vivants et les morts, c’est un génocide qui rentre dans l’intimité des Rwandais, d’une manière inédite dans l’histoire. Cette proximité concerne tous les Rwandais parce que quand on parle d’un génocide, il y a d’un côté les victimes mais aussi des bourreaux, je dirais que c’est au-delà de ça… Parce que les victimes étaient très proches des bourreaux et les bourreaux, s’il n’y avait pas eu cette rupture, la majorité des gens aujourd’hui en prison seraient visités par les victimes. Cela nous oblige à nous interroger sérieusement, radicalement mais en restant dans l’humilité. Il est difficile d’expliquer. Il vaut mieux garder certaines choses à l’intérieur pour continuer à vivre. Cela ne veut pas dire que c’est réglé. Ce que j’explique régulièrement. Quand on regarde les Rwandais, même avant que toutes ces belles maisons, ces beaux jardins soient aménagés, en 1997, deux ans après, j’effectuais un séjour de recherche ici, je me souviens que c’était difficile de savoir qui est qui, ceux qui étaient là semblaient être à leur place… déjà à cette époque.

Plusieurs choses pour l’expliquer, déjà il faut s’arrêter un minimum sur le Rwandais, un être de pudeur. Surtout quand il y a des sentiments profonds comme le sentiment amoureux, le Rwandais ne crie pas son amour sur les collines, de même que le chagrin, il ne l’exprime pas de manière visible, même si aujourd’hui les choses changent. C’est une façon de vivre qui compose toujours la pudeur, la discrétion dans l’expression des sentiments. Les mines sont graves mais les Rwandais ne sont pas des gens qui hurlent leur douleur, il y a une autre manière d’exprimer les choses. Il faut prêter attention aux visages, aux gestes, en avril, des modèles forgés par la société qui ne sont pas lisibles pour celui qui n’est pas Rwandais. Il y a un proverbe qui dit que quand on vient piquer dans votre panier vous pouvez crier et vous lamenter, mais quand on vous prend tout le panier, vous vous taisez parce que cela vous dépasse. Il y a quelque chose de cela aussi, chez le Rwandais et, si on ajoute que la même sagesse rwandaise prescrit de garder la dignité, la hauteur même quand on souffre, on commence à imaginer pourquoi il faut prendre le temps d’écouter et d’entendre.

Ce qu’il y a d’autre, c’est cette fraternité qui, fracassée n’a pas entièrement cédé, j’insiste sur entièrement, malgré le génocide, cette vie ensemble qui continue à nous interroger. Les gens se sont remis à vivre, je ne dirai pas ensemble, mais côte-à-côte, presque comme ils vivaient avant. Puis, nous parlons toujours cette même langue que nous avons en commun, nous portons les mêmes noms. Cela, combiné bien sûr avec la politique résolue du FPR de dire « on ne va pas céder au génocide, notre projet d’un pays uni, réunifié, nous allons maintenir l’unité des Rwandais malgré tout, malgré le génocide ». Le fait que parallèlement, il y a une victoire militaire claire, malgré les opérations de massacres des infiltrés, le fait d’avoir vaincu cette guerre, et que depuis 2000 le Congo n’est plus un problème, cette politique militaire claire, qui va dire il y a une voie politique et on va la suivre. On peut ne pas être toujours d’accord sur tout, reconnaissons qu’il y a une vision globale partagée.  Il y a certains concepts que l’on confond, une mémoire collective, une mémoire commune, qui parfois semble tourner à une collectivisation des pratiques mémorielles, il y encore ces défis à gérer, à relever. Il nous faut faire très attention. On ne peut pas décréter une mémoire commune, chaque famille à sa mémoire, à l’intérieur des familles chaque personne a sa mémoire, ces mémoires qui ne sont pas figées qui se complètent et s’apaisent avec le temps. Il ne faut pas confondre avec l’histoire, la discipline, que l’on doit l’écrire, par des historiens, des approches académiques, rigoureuses, ce travail lui, doit se faire sans beaucoup tergiverser.

Dans notre société, parfois on ne sait pas encore sur quel pied danser et quand arrive la période d’avril il y a que ce que les gens vivent, et ce que le collectif voudrait que nous vivions, et la zone d’interaction est souvent minime. C’est peut-être mon rôle d’adulte, d’académicienne, de mère, d’oser le dire et d’insister sur la nécessité de laisser une certaine liberté à chacun, un espace où il se livre à un exercice de mémoire qui n’est pas dicté par une institution. Ce qui est visible collectif et ce que les gens vivent ne se recoupent pas obligatoirement. Chacun à sa date, celle qui ne peut se réduire au calendrier officiel. Nous avons cette histoire à transmettre aux jeunes générations. Une rescapée me disais « ainsi on va filer à nos enfants le lourd fardeau que nous n’avons pu porter ». En Kinyarwanda on dit « un parent indigne lègue à ses enfants le lourd fardeau qu’il n’a pu porter ». Je dis non, certes c’est un fardeau lourd, mais nos enfants en ont hérité quand ils sont nés, il en est ainsi d’un événement comme le génocide, à nous de leur expliquer qu’ils ont une responsabilité certes, mais aucune culpabilité parce qu’ils n’étaient pas là, l’innocence de nos enfants est à souligner, rappeler.

Une façon de penser le génocide sans le réduire à un cadre posé par l’État ou les institutions est nécessaire et permet de ménager des espaces d’élaboration et de transmission de la mémoire, des mémoires. Chaque personne, chaque famille a sa date, ses dates, son site etc. Quand ça approche, il est impossible de se coucher sans se dire c’était le dernier jour où ma famille a vécu, le dernier jour où elle s’est réveillée ensemble, on se dit des choses, on se pose des questions, on sent quasi défaillir…quelque chose d’épouvantable mais heureusement qu’on n’y pense pas tous les jours.

Quand je parle de mémoire, et je fais la même analyse avec la réconciliation, il y a plusieurs niveaux à considérer, le niveau micro, (individus, famille), le niveau méso (organisations professionnelles ou corps de métiers) et le niveau macro, de l’État et des institutions. Le défi est de créer des inter connectivités entre différents niveaux et de dire finalement que la réparation ne peut venir sans reconnaitre cela et d’essayer d’aménager des espaces de narrativités, de possibles réparation et de garder toujours des espaces de tentatives, tout simplement parce qu’il n’y pas une formule pour réparer, pour restaurer.

Dans mes travaux, lorsque je qualifie un génocide, je parle de l’indicible qu’on ne peut taire. C’est un indicible mais en même temps on ne peut le taire. Lorsque je suis revenue m’installer au Rwanda, je portais un projet qui s’appelait « Dire, Penser… Écrire l’histoire du génocide », le Dire venait en premier. Puis quand on a créé le Centre IRIBA, le premier pilier a été de créer des espaces de libération de la parole. Là où les gens peuvent tenter de trouver comment dire l’indicible.

Pendant les commémorations on devrait créer plus des espaces où, au niveau micro, méso et macro, les gens vont, non pas exploser ou perdre pied, mais tenter de dire ce qu’ils gardent au fond d’eux, dans des espaces sécurisés. Des moments où on peut se dire, même si tout au long de l’année on vit comme des gens ordinaires, on porte quelque chose en nous qui n’est pas ordinaire, on peut prendre le temps de s‘assoir et le dire. Aujourd’hui cela est d’autant plus compliqué, avec ce virus. Au Centre, depuis octobre, on travaille avec les jeunes générations, une façon de préparer les gens, à respecter aussi le silence d’avril. On n’est pas obligé de parler mais on peut aussi se taire pour reconnaitre la gravité de ce mois d’avril qui était le mois du lait et qui devenait celui du sang.

Justement dans ce travail que vous menez pour transmettre ce récit aux jeunes générations, vous faites appel à l’outil numérique, qui facilite cette transmission…

Le centre s’appelle IRIBA (ce qui signifie la source en kinyarwanda) pour le patrimoine multimédia car, justement, avant de le créer on savait déjà que le numérique offrait un potentiel extraordinaire pour régler certaines choses. De même que la gratuité, l’accessibilité, être toujours disponible. Une façon de dire à ma société, où en effet on est devenu très « business », mais la réparation d’une société ce n’est pas toujours le business, c’est une façon aussi de réhabiliter certaines valeurs, dont la gratuité UBUNTU, qui est l’essence de UMUNTU, l’être humain. Le second pilier est accompagner le processus de réappropriation du passé. Parce qu’un génocide c’est un processus qui fausse le passé avant de le nier. Si les hommes ne pouvaient nier le passé commun, un projet de génocide ne pourrait se produire. Comment arriver à reparler du passé sans tomber dans l’abîme qui nous menace et surtout oser parler du passé commun quand le génocide est devenu la nouvelle réalité à l’aune de laquelle on perçoit la vie. Ce n’était pas gagné.

D’où le besoin de dire on va aller dans le passé plus lointain, pas l’immédiateté, et c’est parce nous allons dans les archives, les traces du passé, à partir de repères communs, la vache, les mariages, le sport, plein de choses qui ont existé pour pouvoir les faire revivre dans l’actualité et donner accès à cela en laissant les jeunes en parler. « Alors vous les faisiez ensemble ?» Quand ces questions sont posées, je suis la plus heureuse. Leur permettre de poser les questions. C’est là qu’ils vous demandent « mais alors comment est arrivée la séparation ». C’est à partir de là qu’on peut parler de l’indicible et travailler sur la construction du discours de la haine, les théories du complot etc.

J’avais 27 ans en 1994, la majorité de mes amis ont tué, l’autre partie a été tuée. Je ne peux me cacher derrière l’idée que tout le monde se détestait. Non je vivais au Rwanda et je n’étais pas détestée comme telle. En 1993, lorsque j’ai vu le journal avec les caricatures je me disais qu’un Rwandais ne pouvait le faire, cela devait être l’œuvre d’étrangers. A la même époque, ou pouvait croiser les milices Interahamwe. Mais on n’y avait pas mis la distance intellectuelle pour percevoir ce que cela pouvait signifier de catastrophe imminente. C’était moins d’un an avant le génocide, bien de choses s’étaient déjà produites, nous ne voyions pas. Il faut avoir le courage de se le dire, le dire, et éduquer à rester en alerte, de la manipulation , de ce qui nous amènent à pointer le doigt vers l’autre.

Pour les jeunes générations à mon contact, c’est systématique j’éduque à rester en alerte, à refuser de juger l’autre, parce ce qu’elle est, ici une femme, là un musulman … Attention c’est ce raisonnement qui permet à la logique du génocide de prendre place, le déterminisme, la chose contre laquelle on doit éduquer. Les réseaux sociaux, que je qualifie d’« asociaux, » cette ouverture extraordinaire au monde, du cybermonde, je ne la condamne pas mais je condamne ma génération parce nous l’avons abandonnée aux marcheurs mercantiles et nous n’éduquons pas suffisamment à ce cybermonde, à ses enjeux.

Le numérique est un espace extraordinaire qu’on pourrait investir pour changer les choses plus rapidement mais je reconnais aujourd’hui que nous l’avons abandonnée, aujourd’hui tout le monde est embarqué dans une révolution qui n’a pas dit son nom. Or la révolution numérique va toucher nos vies plus que la révolution industrielle. Cela touche à la question de la mémoire du génocide mais pas seulement, nous devons nous en saisir pour donner aux jeunes générations les outils, pour aborder ces nouveaux médias, sans se laisser inonder, sans se noyer. Commémorer nécessite aussi de faire ce travail sur les nouveaux médias et les discours de la haine.

Comment les Rwandais perçoivent les initiatives prises en France pour faire la lumière sur les responsabilités françaises pendant le génocide ? (ouverture des archives, rapport Duclert…)

J’aurai été très triste que vous ne me posiez pas la question. Parce que je suis profondément foncièrement rwandaise, mais je suis aussi une bonne citoyenne française, une culture de choix. C’est ma façon aussi d’habiter la planète par cette double appartenance. J’ai suivi de près, dès octobre 1990, le premier engagement de la France au Rwanda. J’écoutais alors la radio sans modération, j’étais une jeune plutôt informée. A 22 ans j’étais déjà quelqu’un qui s’inquiète des relations nord -sud. Quand la guerre a commencé au Rwanda, j’ai eu peur et j’avais de bonnes raisons d’avoir peur et j’avais été courroucée par l’intervention de la France. Je n’ai pas attendu que ce soit à la mode pour voir le mensonge des appareils politico-militaires. A cette époque, c’était la première guerre du Golfe, personne ne se préoccupait de ce minuscule pays africain, le Rwanda. Mais parce que j’étais rwandaise, j’étais condamnée à m’en soucier et parce ma famille commençait à en payer le lourd tribut mais aussi parce ce pays que j’avais rejoint, ce pays des libertés tant désirées, et, tout cela était mis à mal. La bêtise qui s’étalait partout n’avait d’égale que la douleur ressentie face à ce qui se passait chez moi.

Après, il a fallu négocier un équilibre impossible. Quand j’arrivais au Rwanda avec passeport français en me disais : » «tu n’as pas honte ! » Et quand j’allais ailleurs j’entendais « ah, vous être rwandaise là où ça s’est passé… » J’ai dû apprendre à dire « oui, je suis rwandaise et je ne dois pas être confondue le crime ni les criminels, je porte un passeport français et n’ai pas à être confondue avec cette histoire de politique française au Rwanda. »

A propos de ce qui s’est joué entre Paris et Kigali, j’ai vite compris que ce n’était pas qu’une question de pays ou de décision politique mais une mentalité à l’ancienne qui se maintenait et perdurer, que lorsque Paris décidait d’intervenir en Afrique on n’avait même pas besoin de manipuler longuement l’opinion, on le faisait point. J’ai commencé à rencontrer des intellectuels, à échanger avec des personnes qui ont travaillé sur la question du génocide des juifs d’Europe, sur l’Algérie, le Cambodge etc. Et s’il y avait un endroit sur terre où je pouvais trouver une communauté pour m’aider à penser ce qui c’était passé et mettre le doigt sur les culpabilités, je n’en aurais pas trouvé de mieux qu’avec ces personnes, cette communauté qui se plie aux règles pour penser l’impensable, avec autant de rigueur et de liberté.

Pour les 14 et 15ème commémorations déjà, avec des chercheurs européens et africains nous parlions du besoin de laisser les historiens faire le travail. Avec un ouvrage notamment, « Rwanda 15 ans après, penser, écrire l’histoire du génocide des Tutsi » et d’autres événements. Puis vint la visite du président Sarkozy, j’espéras que les choses allaient changer. Ce n’était encore au RDV. Mais j’ai noté ce petit pas, ô combien important. J’avoue que l’arrivée au pouvoir d’Hollande a nourri des espoirs, finalement il a été pris par des priorités franco-françaises est le Rwanda est passé à côté. Même si, bien avant, Michel, Rocard, je dois lui rendre hommage, avait demandé que la France devait faire une enquête sur ce qui s’était passé. Derrière il y a toujours eu ce travail de différents acteurs, un travail résolu à apporter des connaissances, dans les médias notamment et on a commencé à voir des fissures dans ce mur du refus. Parce que la logique qui permet à des catastrophes comme celles du Rwanda, l’Algérie, ont la même racine idéologique, des choses à combattre. Il y a eu beaucoup de publications, des intellectuels, des conférences, qui venaient bousculer cette tour d’ivoire très coupable.

Emmanuel Macron est annoncé à Kigali en mai prochain-DR

Aussi, j’ai été très heureuse quand le président Macron a mis en place cette commission. Je dirais même que je me sentais une certaine quiétude quand j’ai réalisé qu’il n’avait pas mis les « officiels de la chose rwandaise », même si beaucoup d’amis auraient pu figurer dedans et qu’ils furent écartés. C’était une manière de partir sur des bases saines. Dans mon travail, dans ma façon de considérer que je suis au service de la cause de l’histoire, ce n’est pas tant moi qui suis importante, j’ai eu la chance de voir la commission travailler, avec beaucoup d’espoir. J’aime la façon dont ils ont travaillé et rapporté. Ils ne sont pas là pour apporter des réponses à tout, pas l’ensemble de ce qui a pourri les relations entre la France et le Rwanda, c’est à nous aujourd’hui de transformer le rapport. Ils ont fait leur travail, un pas important mais il ne fera pas tout le parcours et tous les rdv manqués. Si nous décidons de travailler intelligemment, ce travail peut constituer un pas important vers la déconstruction de l’idéologie raciste coloniale coupable qui permet que ce genre de crime ait lieu et nous enferme pour qu’on ne puisse pas dire non. C’est ce qu’il faut essayer de changer.

Les excuses, ce n’est pas très important à mes yeux, où alors il faudrait s’excuser auprès des morts, les vraies victimes des agissements coupables. Ce qui est important, c’est une reconnaissance institutionnelle, un travail d’historiens, pour ne pas dire la France ou le Rwanda mais nommer les culpabilités, non plus pour jeter des personnes en prison, qu’est-ce que cela va réparer, mais bien plus pour éduquer, les jeunes, rwandais, africains, français, à penser autrement. Un crime est un crime. Une culpabilité et une culpabilité. Sachons ne pas transmettre la haine !

Pour conclure, pourquoi est-il important de continuer « de se souvenir » , de faire ce travail de mémoire non pas seulement pour le Rwanda, mais pour l’Afrique, et aussi pour le monde. Le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 étant le dernier génocide du XX e mais peut-être pas de l’histoire de l’humanité si l’on observe ce qui se passe à travers le monde (Ouïghours, Rohingyas…) Comment déconstruire pour « que plus jamais ça » ainsi que l’avaient exprimé les rescapés le Shoah…

Déconstruire, c’est un terme que j’aime beaucoup. Déconstruire les systèmes de ces idéologies qui conduisent au pire malgré les signaux d’alerter. En ce qui concerne le génocide des Tutsi, que j’ai toujours nommé ainsi (pas une question de mode), car en effet, il s’agit d’identifier la cible, le mal que l’idéologie désignait à l’extermination à l’époque était tutsi , le discours d’extermination a sa cible, et le génocide visait le tutsi. Il faut en faire mémoire et au-delà, il faut de la pédagogie, pour nous permettre de transmettre mais aussi de résister contre l’instrumentalisation ou la reproduction, ne pas reproduire le même discours à l’envers, l’instrumentalisation est la maladie de notre époque.

Le Rwanda porte l’expérience, l’expérience de ce que l’homme peut faire à son semblable, que le monde peut regarder, capituler, et venir voir après ce qui s’est passé. Il y a je crois ce refus de capituler, qui a constitué les 27 ans post-génocide au Rwanda qui est important. C’est un héritage. Gardons-nous du risque de l’instrumentaliser ou de le hisser comme une sorte d’arrogance. Le modèle du refus de mourir et de tentative de retrouver la vie à tout prix, oui, ce sont des choses que l’on peut partager avec les autres. Si un frère a pu faire ce qu’il a fait à un autre Rwandais, cela nous oblige à rester en alerte, parce que l’on sait que l’homme est capable du pire. Essayons l’inverse : être capable du meilleur. Aujourd’hui nous disposons de ressources d’accès à la connaissance si on s’en donne les moyens, d’ouverture au monde comme jamais, alors ce genre de chose ne pourra se reproduire.

En 1994, la majorité des gens n’avaient pas le téléphone. A chaque fois que je travaille avec les jeunes ils me demandent si à l’époque il y avait le téléphone, les nouveaux médias, est ce qu’il aurait été plus facile d’informer, de tuer ? Je ne sais pas. Ce que je sais c’est qu’il faut identifier les mécanismes qui y ont conduit, à nous d’éduquer, en commençant dans nos familles, éduquer à la citoyenneté, à penser le monde, parce l’on vit dans un village appelé monde, si on l’ignore, on est mal parti… Notre village-monde exige de la pédagogie, de la citoyenneté, commémorer seul ne peut suffire.

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