Transport aérien : un potentiel encore bridé malgré la reprise post-Covid
Alors que le trafic aérien mondial retrouve son rythme, l’Afrique ne représente encore que 2 % du trafic mondial malgré une population de plus de 1,5 milliard d’habitants. Somas Appavou est responsable des affaires externes et du développement durable pour l’Afrique au sein de l’association internationale du transport aérien (IATA). Basé à Nairobi, il livre son analyse sur les défis structurels, les blocages politiques et les opportunités à saisir pour faire de l’aviation un moteur économique sur le continent. Interview.

Propos recueillis par Yousra Gouja
Comment décririez-vous l’état actuel de l’industrie aérienne africaine après le Covid ? Observons-nous une reprise durable ?
Depuis 2023, le trafic aérien africain a connu un net redressement, atteignant 175 millions de passagers. La croissance de 2024 à 2025 est estimée à environ 9 % sur le segment « passagers », bien que le trafic cargo enregistre une baisse, en partie liée à des tensions géopolitiques. Sur le long terme, le trafic devrait doubler d’ici 2043 pour atteindre 375 millions de passagers. Toutefois, malgré cette tendance mondiale à la hausse, l’Afrique ne capte que 2 % du trafic aérien mondial. Cette faiblesse souligne des contraintes structurelles profondes, notamment une part trop faible du trafic intra-africain (20 % contre 80 % à l’international) et des politiques publiques qui continuent de négliger l’aviation comme levier économique stratégique.
Quels marchés africains ont connu la reprise la plus forte, et lesquels sont encore à la traîne ? Pourquoi ?
La reprise est inégale selon les régions. L’Afrique de l’Est a montré les signes de redressement les plus marqués, suivie par l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Nord. L’Afrique australe, en revanche, enregistre une reprise plus lente. Cela s’explique notamment par des différences dans l’environnement économique, les politiques de soutien aux compagnies aériennes, ainsi que la disponibilité ou non de capitaux. Le phénomène des « fonds bloqués » – où les compagnies ne peuvent pas rapatrier leurs revenus – freine aussi la croissance et les investissements dans certains marchés.
Quels sont les principaux défis d’infrastructure auxquels l’aviation africaine fait face, tant au sol (aéroports) qu’en vol (gestion de l’espace aérien) ?
Les infrastructures, qu’elles soient physiques ou numériques, accusent un retard considérable. Les investissements ne suivent pas la dynamique touristique ou commerciale. Les voyageurs viennent pour découvrir un pays, pas pour visiter un aéroport. Il est donc essentiel que les investissements aéroportuaires soient liés à ceux du tourisme et des services connexes. L’équipement de navigation aérienne et les systèmes d’information aéronautique nécessitent des modernisations. Une vision fragmentée des investissements, souvent sous forme de patchworks, nuit à l’efficacité globale. Le digital peut aussi renforcer la sécurité et améliorer l’expérience passager, mais il reste sous-exploité.
La connectivité intra-africaine reste limitée. Que peut-on faire pour améliorer les liaisons directes entre les pays africains ?
Aujourd’hui, seulement 19 % des vols en Afrique sont directs entre pays du continent. Le reste dépend des hubs intra Afrique et hors Afrique, allongeant ainsi les trajets et donc les coûts des voyages. Une analyse de plus de 600 accords bilatéraux (entre les pays du continent) conclut que 52% sont restrictifs, et limitent les fréquences ou les droits de trafic de la 3e et 4e libertés. Les accords bilatéraux qui ne sont pas entièrement respectés et freinent donc la connectivité. En plus, le coût en opération des avions en Afrique est très élevé par rapport à la moyenne mondiale, notamment en carburant (+17%), charges de navigation aérienne (+10%), la maintenance (+10%), les Taxes, les frais et charges (+15%) , assurance (+10%), le coût en capital (+10%) donnant lieu à des prix de billets plus élevés et tout cela dans un environnement où les pouvoirs d’achats sont les plus faibles au monde. Stimuler la demande par le prix à travers la concurrence et avec de meilleurs services (plus de fréquences) devient une mission impossible sauf s’ il y a une volonté des politiques. Une harmonisation du ciel africain, comme le propose la SAATM, est indispensable pour éliminer les contraintes non physiques notamment des accords bilatéraux. Malgré que l’accord associé au SAM a été signé par les chefs des États Africain la domestication de l’accord reste très limitée donc peu appliquée. Des progrès sur l’accès au visa sont notables, mais insuffisants pour stimuler la mobilité régionale par manque de priorisation du développement de ce secteur de la part des décideurs en Afrique
De nombreuses compagnies aériennes africaines étaient déjà fragiles avant la pandémie. Quelles réformes structurelles sont nécessaires pour renforcer leur résilience ?
Les coûts d’exploitation (carburant, redevances, maintenance, capital) sont bien plus élevés en Afrique qu’ailleurs. Cela mine la compétitivité des compagnies locales. Pour améliorer leur résilience, il faut une vraie volonté politique d’intégrer l’aviation dans les stratégies de développement économique. Cela passe aussi par le développement du tourisme régional, la réduction des coûts hôteliers pour les locaux, et la création d’un écosystème intégré autour du transport aérien. Il ne s’agit pas seulement de transporter des passagers, mais de créer une chaîne de valeur qui bénéficie à l’ensemble du pays.
Le Marché Unique du Transport Aérien Africain (SAATM) est souvent présenté comme un levier de croissance. Où en est sa mise en œuvre, et quels sont les obstacles principaux ?
Le SAATM est une initiative que de nombreux pays soutiennent sur le papier, mais dont la mise en œuvre reste limitée. Les blocages sont principalement liés à un protectionnisme persistant. Certains gouvernements hésitent à ouvrir leur ciel par crainte de perdre la souveraineté sur leur marché aérien. Pourtant, sans ouverture réelle, les bénéfices attendus du SAATM resteront théoriques. Il faut aussi considérer que les faibles revenus moyens des populations limitent la demande actuelle. Stimuler l’offre, réduire les coûts des billets et développer des services accessibles pourrait changer la donne.
Quel rôle joue l’IATA en matière de formation et de renforcement des capacités sur le continent africain ?
IATA s’engage activement dans la formation des acteurs de l’aviation en Afrique. L’idée est de penser différemment les modèles existants. Si les coûts d’exploitation ne peuvent pas baisser à court terme, il faut agir sur les autres leviers : efficacité opérationnelle, professionnalisation des équipes, et développement de talents locaux. La formation est essentielle pour faire émerger une nouvelle génération de professionnels capables de bâtir une aviation africaine durable, efficace et inclusive. L’IATA compte plus d’une trentaine de centres de formation en Afrique.
Si vous vous projetez dans cinq ans, quelle est votre vision pour l’industrie aérienne africaine ? Quels indicateurs permettraient de mesurer son succès ?
Idéalement, nous aimerions voir le pourcentage du trafic africain augmenter, actuellement à 2 %, ainsi que le coût de voyage baisser. Je vois quatre priorités pour les gouvernements pour soutenir la croissance et réaliser ces objectifs. Reconnaître l’aviation comme un moteur essentiel de la croissance économique, de l’intégration régionale et du développement social, éviter les taxes et charges excessives. Investir dans des infrastructures efficaces et évolutives sans répercuter des coûts insoutenables sur les compagnies aériennes et les voyageurs, ainsi qu’investir dans les piliers clés du secteur, en particuliers dans la sûreté, la sécurité, les équipements ex les flottes (aujourd’hui parmi les plus anciennes au monde), le développement des opérateurs à bas coûts (LCC , low cost carrier) low-cost, la digitalisation et surtout, la formation massive de professionnels. Mettre en œuvre des politiques facilitant l’accès et la coopération, permettant à plus de compagnies aériennes de desservir plus de routes et de mieux connecter les communautés. L’Afrique a tous les atouts : une population jeune, des paysages uniques, une richesse culturelle. Il ne manque qu’une stratégie intégrée. Ethiopian Airlines montre l’exemple avec un écosystème complet, allant de la compagnie à l’hôtellerie. Il faut s’inspirer de ces modèles. Un succès se mesurera à travers l’augmentation du trafic régional, du tourisme intra-africain, de l’emploi local dans le secteur, et bien sûr, la croissance du PIB liée à l’aviation.