Tech Khaled Ben Jilani «L’écosystème innovant apporte certaines solutions, pas toutes mais une bouffée d’air frais à des jeunes pour lesquels l’économie ne propose pas de solutions d’avenir»
C’est un Khaled Ben Jilani, associé chez AfricInvest, optimiste qui revient dans cet entretien sur les 10 ans de la révolution tunisienne, sans occulter des tares sur les libertés individuelles ou de se projeter sur l’avenir de son pays. Néanmoins, il plaide pour de profonds changements, dans les secteurs du crédit où des alternatives, telles que la neobank ou wallet doivent être dynamisées, pour plus d’innovations, une plus grande liberté de mobilité des personnes et notamment des étrangers que l’utile Startup Act n’a pas considérée, mais aussi des structures de financement, via incubateurs, fonds d’investissement… financeurs du risque, ou encore une autre formation avec de petites universités à de formation très court, à distance, en exerçant un métier à côté.
Quel regard le Tunisien, que vous êtes, pose sur les dernières années et les chantiers entrepris par cette Tunisie post-révolution ?
Ce n’est pas une question facile…. On a fait beaucoup en matière de progrès sur certains éléments, au niveau des libertés individuelles notamment, même s’il reste beaucoup à faire, c’est loin d’être acquis. Quand je me mets à la place des jeunes aujourd’hui, sur la liberté sexuelle, la consommation d’alcool ou de drogue douce, par exemple, il n’y a rien. Ce qui est aussi important pour avoir une jeunesse épanouie. C’est le principal point.
La liberté d’expression, en attendant, la dynamique politique, reste le point faible, parce qu’il n’y a pas de leadership fort. Ce n’est pas une question de personne, mais de projet, de décisions courageuses à adopter. C’est ce dont on a besoin. Je n’ai pas envie de parler que de reformes parce qu’elles impliquent des décisions douloureuses. Il y a d’autres voies à envisager même si les reformes sont nécessaires pour avoir un développement plus sain et durable. Cela ne viendra pas d’un simple coup de baguette magique. D’autant qu’il y trop de tensions actuellement, entre l’État, secteur privé, société civile, au sein même des fractions…Est-ce qu’il n’y a pas autre chose que l’on peut ajouter à l’environnement actuel, dans l’espace de vie économique qui permet d’avoir des développements nouveaux ?
L’écosystème innovant en est un. Il apporte certaines solutions, pas toutes les solutions, mais une bouffée d’air frais a des jeunes, du moins une certaine partie des jeunes, pour lesquels l’économie tunisienne ne propose pas de solutions d’avenir.
L’économie justement, plus que morose, devrait connaître une réelle reprise en 2021 si l’on en croit la Banque Mondiale qui classe la Tunisie parmi les champions de la croissance cette année avec + de 5%. On voit en effet des secteurs se confirmer. Parmi lesquels, le numérique. Un écosystème qui s’est considérablement développé, structuré, ces dernières années, avec notamment l’adoption, en 2018, du Startup Act. Vous y avez travaillé. Quelle est la particularité de cette décision et son impact sur cet écosystème technologique tunisien ?
Ce qu’il faut dire, et c’est important de le souligner, l’essentiel de ce qui se passe dans le numérique aujourd’hui, les acteurs actuels, étaient là présents, bien avant le Startup Act. Avec des champions, dans le software notamment, tels que Vermeg, qui ont une taille intéressante, même si elles ne sont pas encore nombreuses. On a aujourd’hui un positionnement sur un certain nombre de secteurs où on a une compétitivité à l’échelle globale, dans le software notamment.
Sur les dix dernières années, on a énormément de nouveaux verticaux où l’on a beaucoup potentiel mais on a trop peu, ou pas assez fait. Quand on regarde l’Afrique, l’essentiel des financements vont vers la Fintech. Une opportunité extraordinaire parce qu’on la retrouve partout, dans les secteurs traditionnels et nouveaux. Une révolution au niveau des paiements donc une évolution technologique et des révolutions avec de nouvelles approches décentralisées avec la blockchain et autres. On passe de paiements, essentiellement basés sur une interaction avec un élément physique, cash, chèque ou ordre de virement, vers quelque chose de plus automatisé. Or cela demande de la technologie et de la règlementation. Là, on a raté le coche. Même s’il y a quelques semaines la Banque centrale a adopté une ‘sandbox’ de régulation, sorte de dispositif règlementaire pour une période limitée dans le temps, pour essayer, sous la supervision de la banque centrale, un certain nombre de solutions. Une très bonne orientation même si cela est encore trop timide, à mon sens. Ce sont 4 licences qui ont été accordées, si je ne m’abuse. C’est peu…
En Tunisie, on a ce qu’on appelle une ressource exportable, avec des entreprises qui peuvent être des leaders africains. Sur le paiement, à l’échelle mondiale, est un des premiers secteurs en termes de levées d’argent. C’est le premier niveau.
Ensuite, l’accès au crédit, une des grosses opportunités. Dans les politiques de plusieurs pays, en Europe ou en Afrique, on parle d’inclusion financière. Aujourd’hui, on voit de plus en plus de modèles numériques, digitaux, augmenter la capacité à toucher des populations de plus en plus importantes sans corrélation. La technologie le permet, mais cela demande des modèles innovants. Le problème, le crédit est complètement réglementé en Tunisie, il est uniquement du ressort des acteurs bancaires. Une grosse opportunité aujourd’hui qui doit être décliné sous diverses formes. La microfinance le permet. Mais on a besoin d’un capital minimum. Pour une startup, ce n’est pas possible.
Dernier élément dans la fintech, la neobank ou wallet, qui permet de donner des alternatives aux consommateurs en dehors de la banque traditionnelle. Il y a encore très peu d’innovations à ce niveau. Et l’innovation vient des startups. Il faut le comprendre cela. Parce que les startups sont plus agiles, moins liées à des politiques de risque. La Corée du Sud, par exemple, l’a compris et travaille avec les Startups. En Tunisie cette dynamique n’existe pas. On n’a pas aussi cette capacité de créer des petits champions qui peuvent croître et devenir des locomotives de l’économie.
Il y a d’autres secteurs, avec un fort potentiel, l’éducation et la santé notamment, où l’on est extrêmement bien positionné à l’échelle régionale, africaine et pas seulement. On peut imaginer d’autres modèles là-dessus. Heureusement, il n’y a pas eu de gros freins à la création dans ces domaines. Mais il faudrait évoluer pour que la règlementation permette à ces domaines de se développer plus rapidement. On peut prendre l’exemple de Go my code qui devient un champion régional. Des dynamiques que l’on doit supporter et simplifier.
« Dans la tech et l’innovation, les choses changent très vite, de nouvelles compétences sont requises tous les cinq ans, on doit trouver des modèles plus rapides et agiles »
Le Startup Act, pourquoi il a été important dans ce sens : il a permis de simplifier, pas tous, mais plusieurs goulots d’étranglement dans le cycle de vie d’une entreprise. Il est parti d’une volonté d’une communauté qui s’est mobilisée pour se construire un environnement meilleur et avoir plus des solutions innovantes.
Ce qui est important, cette dynamique qu’a créé le Startup Act, l’idée aujourd’hui est de la décliner sur les secteurs que je viens de citer. Encore une fois, si on veut en faire une direction stratégique, observer les blocages qui existent, dans le médical, le pharmaceutique, l’éducation, c’est à ce niveau qu’il va falloir réfléchir avec des autorités qui souvent passent leur temps à résoudre des problèmes relatifs aux secteurs traditionnels. On doit avoir cette même dynamique où les propositions viennent de la base. La base, dit-on, a des besoins. Voici des possibilités, et le ministre des tutelles y répond.
C’est ce qui m’a positivement surpris dans la dynamique du Startup Act : quand on allait voir des responsables dans les différents ministères, parce qu’on en a vu une dizaine, les responsables nous ont dit : « on est avec vous ». Il suffit d’avoir une démarche légèrement différente dans la manière dont l’Advocacy s’est faite jusqu’à présent. Une approche plus « démocratique » les startups proposent plus que les grands du secteur, qui ont peut-être des solutions qui vont devenir très grandes, si elles sont bien pensées et auront plus d’impact, en termes de vision. L’innovation apporte des solutions sur un certain nombre de verticaux que l’on développe de par l’émergence de champions et le développement de vraies compétences sur l’échelle globale. Encore faudrait-il que l’on ait le soutien des autorités en termes de régulation…
Un élément dans lequel le Startup Act n’a pas apporté de solutions : une plus grande liberté de mobilité des personnes et notamment des étrangers. Aujourd’hui, être expatrié en Tunisie, pas en termes liés à une multinationale, mais en tant qu’employé, c’est un enfer ! On ne comprend pas que créer des leaders régionaux ou globaux nécessite d’avoir une partie de son staff, issu des régions dans lesquelles on veut rayonner. Si j’ai un regret c’est celui-là, on n’a pas assez travaillé sur ce point…
En attendant, ce Startup Act, ces champions régionaux que vous évoquez, et ces secteurs qui se développent, l’IA, la robotique, le Gaming, positionne la Tunisie comme un hub tech… Comment confirmer ce positionnement aujourd’hui ?
Le Gaming en effet, il y énormément d’atouts dans ces secteurs-là, en termes de compétitivité. Par contre, on n’est pas capable de tout faire, c’est important de comprendre que l’on ait besoin de compétences … Mais on a du potentiel.
Même s’il manque autre chose pour développer ces secteurs. Au-delà de la loi et de la réglementation, on doit apporter les investissements. Aujourd’hui, on manque de fonds dédiés à la Tech. Ce qui est en train de se faire grâce à différents bailleurs de fonds dont la Caisse de dépôt et consignation tunisienne, la Banque mondiale, entre autres, d’autres vont suivre. C’est essentiel car pour développer un écosystème, on doit créer les instruments qui vont le financer, ce qui n’est pas le rôle des banques. Et les banques de développement ont créé énormément de secteurs en Tunisie. On doit désormais imaginer que l’on doit besoin de structures de financement de ce secteur. Des incubateurs, des fonds d’investissement, qui vont financer le risque. En s’adaptant aux besoins différenciés des startups.
Autre chose essentielle, cela doit se faire avec la vision claire que ces boîtes ne doivent pas rester exclusivement tunisiennes. Dans l’innovation, si l’on veut devenir une boîte qui croît, on doit sortir du pays, tout en employant dans le pays. On doit faire évoluer toutes les lois et politiques qui vont empêcher cela. En l’occurrence la libre circulation des capitaux, des personnes, et cette règlementation de change qui doit être revue. Là, de plus en plus de capitaux, intelligents… viendront.
Désormais, comment faire en sorte que le secteur s’inscrive davantage dans l’économie réelle, qu’il ait plus d’impact dans l’économie, en termes de valeur ajoutée et notamment de création d’emplois. Le chômage des jeunes diplômés restant l’un des principaux défis de la Tunisie post révolutionnaire, comme les manifestations de ces derniers jours l’ont rappelé…
Les secteurs innovants ne pourront pas apporter des réponses seules à la question de l’emploi des jeunes. Il faut notamment travailler au niveau de l’éducation, on a besoin d’avoir de nouveaux modèles. Dans la tech et l’innovation, les choses changent très vite, de nouvelles compétences sont requises tous les cinq ans, on doit trouver des modèles plus rapides et agiles et l’État doit comprendre que l’on doit pouvoir former de manière différenciée, selon les besoins. Cela ne veut pas dire qu’on n’a plus besoin de grandes universités, mais que l’on doit aussi envisager des petites universités avec des cycles de formation en quatre mois, à distance, en exerçant un métier à côté… On va le faire cela avec des startups innovantes qui font un travail extraordinaire et se développe dans la région. Cela pour résoudre cette inadéquation entre le besoin des entreprises et les formations de base, apportées par le système éducatif public qui n’a pas pu s’adapter au même rythme.
En second lieu, il faut réussir à proposer à ces jeunes des emplois plus valorisants que ce qu’on a pu avoir dans les politiques d’antan. Historiquement on avait besoin d’emplois dans des usines, centres d’appel et autres, aujourd’hui le jeune tunisien, à juste titre, va avoir pour ambition d’avoir un job dans une entreprise qui l’épanouisse. Cela ne va pas venir d’un coup. On va assister à des suites de générations qui vont être formées et innover avec le temps. Mais c’est possible. En termes de contribution à un modèle de développement différent, je pense que l’innovation peut apporter plusieurs briques à ce modèle.
Pour conclure, la Tunisie dans dix ans, vous la voyez comment ?
J’aimerai imaginer qu’on crée des champions innovants tunisiens à l’échelle globale. L’humain avant tout. On a une vraie dynamique de personnes qui pensent différemment, et innovent. On a cette capacité aujourd’hui à penser sans limites, grâce aux nouvelles valeurs apportées. J’ose imaginer que certains entrepreneurs apporteront un nouveau modèle de leadership dans le secteur privé mais aussi l’entrepreneuriat social pour apporter des modèles qui vont tracer de nouvelles voies. A la fois des structures qui vont impacter de manière durable la structure de l’économie tunisienne, et par ailleurs des femmes et des hommes qui vont impact leur environnement, à travers des compétences dans la politique, la société civile… J’en vois aujourd’hui qui nous permettent d’entrevoir une vraie lumière au bout du tunnel…
Pour en savoir plus : https://www.startupact.tn/accueil.html