Santé La plateforme tunisienne pose les jalons d’une coopération sud-sud
Si les États africains ont tous, ou presque adopté des politiques de santé plus ambitieuses, assurer à leur population l’accès à des soins de qualité reste un défi majeur. Pour aujourd’hui, pour demain encore plus alors que le continent verra sa population doubler et atteindre plus de 2 milliards d’habitants. Pour répondre à ce challenge, il va falloir penser à de nouveaux modèles, innover, faire appel aux Ntic, au secteur privé et …Et à la coopération sud-sud. Des axes ont été posés dans ce sens en Tunisie où le secteur de la santé, avancée en termes d’industrialisation, exporte son savoir-faire.
Par DBM
Quand on parle santé en Afrique, un chiffre est plus que révélateur : l’Afrique ne produit que 3% de ses besoins en médicaments. C’est peu. Mais c’est également un formidable potentiel. Alors que les États africains ont tous, ou presque, adopté des politiques plus ambitieuses pour offrir à leur population un système de santé plus efficace, avec modernisation des infrastructures hospitalières, mise en place de la CMU _ à ce titre, l’exemple du Rwanda qui a atteint une couverture de près de 9O% de sa population_, les défis restent énormes. Pour aujourd’hui, avec 1,2 milliard d’habitants. Pour demain surtout, alors que l’Afrique comptera plus de 2 milliards de personnes en 2050. Pour répondre à ce challenge, il va falloir penser à de nouveaux modèles, innover, faire appel aux Ntic, au secteur privé… et à la coopération sud-sud.
À ce titre, Tunis, qui se positionne comme une plateforme de référence en matière d’exportation des services liés à la santé, a adopté cette approche. A l’initiative du secteur privé. Évacuation sanitaire, industrie pharmaceutique, thermalisme… À titre indicatif, la Tunisie occupe le deuxième rang en Afrique, derrière l’Afrique du Sud. Mais alors que les États africains s’attellent à “soigner à domicile”, si la Tunisie a une carte à jouer, c’est dans le transfert de compétence. Et là encore, c’est le secteur privé tunisien qui s’affiche comme pionnier. Avec l’exemple de Teriak un groupe pharmaceutique tunisien dirigé par Sara Masmoudi.
“Aujourd’hui exporter des médicaments vers l’Afrique subsaharienne ressemble à une ruée vers l’or. Qu’est-ce que nous, Tunisiens, avons de plus ?”
“Teriak est une entreprise qui appartient au groupe Kilani et qui opère dans le secteur de la santé depuis 30 ans. Nous fabriquons des médicaments génériques et sous licences. Nous avons pris le parti de faire de l’exportation à partir de 2013, ce qui est assez tardif. Avant cela, c’est plus anecdotique. Nous avons dédié des équipes qui sont allées au-devant des marchés. Et nous sommes aujourd’hui titulaires de près de 300 licences en dehors de la Tunisie. Cela peut paraître satisfaisant et pourtant, ce modèle est insuffisant. Et c’est pour cela que nous avons très tôt opté de nous implanter dans les pays ciblés. Nous sommes allés à la recherche d’opportunité.” Laquelle s’est présentée au Cameroun, avec Cinpharm, un laboratoire en sommeil acquis par le groupe en 2015. “Aujourd’hui exporter des médicaments vers l’Afrique subsaharienne ressemble à une ruée vers l’or. Dans toute stratégie ce qu’il faut c’est de la différenciation. Qu’est-ce que nous, Tunisiens, avons de plus ? Un médicament de qualité. Un prix provisoirement intéressant depuis la dévaluation du dinar. Mais à court terme, on ne pourra pas concurrencer l’Inde. Nous ne sommes pas des créateurs et nous ne serons jamais des génériques à bas prix. Ce que nous devons c’est aller au-devant des besoins des pays que nous ciblons.” D’autant que la demande est là et l’expertise tunisienne dans le secteur reconnue. “Le constat est simple : une fabrication quasi inexistante ou très peu développé, des circuits de distribution non maîtrisés et avec cela pléthore de médicaments contrefaits et une explosion du marché parallèle ; des prix exorbitants. On peut ajouter à ce tableau, le fait que les institutions internationales opèrent en donnant des médicaments gracieux ce qui a un but social mais non économique, et par conséquent non pérenne. Ce que souhaite les pays aujourd’hui c’est être autonome en matière de production de médicaments. La Tunisie peut être le partenaire de choix. Parce que techniquement, nous avons un outil industriel développé, plus d’une trentaine d’unités de fabrications, et nous sommes encadrés très étroitement par des autorités de santé.”
Ainsi, selon le modèle porté par Teriak, la Tunisie peut se positionner sur le marché de l’industrie pharmaceutique en Afrique entre autres, répondre à des besoins réels, non seulement via de l’export, mais surtout à travers l’implantation d’unités industrielles locales.
“On est en train d’aller vers une réglementation régionale et même continentale avec l’Agence africaine du médicament qui s’inscrit dans un esprit d’harmonisation”
Une stratégie pertinente à condition d’envisager une approche régionale suggère Charles Boguifo, Président de l’Ordre National des Pharmaciens de Côte d’Ivoire. “Quand on parle de marché, la Côte d’Ivoire c’est 500 millions de dollars US de médicaments. À l’échelle de l’UEMOA on passe à 1 milliard 750 millions, de la CEDEAO plus de 4 milliards. Le marché devient beaucoup plus intéressant. À ce niveau, au sein de la CEDEAO les choses évoluent. Avec la mise en place d’un plan régional pharmaceutique dans les 15 pays pour développer des industries pharmaceutiques, renforcer la législation, le contrôle qualité, un des problèmes dans nos pays … On est en train d’aller vers une réglementation régionale et même continentale avec l’Agence africaine du médicament qui s’inscrit dans un esprit d’harmonisation. Le marché devient important. C’est donc le moment d’investir dans nos pays.”
“Aujourd’hui il n’y a pas d’Afrique dans la santé”
Le marché devient important et donc attractif aux yeux des investisseurs ainsi que le confirme Adel GOUCHA, directeur général du groupe Abraaj, spécialiste du capital-investissement Émirati qui investit dans des marchés en croissance en Afrique, en Asie, en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Turquie. “Quelques chiffres le prouvent : l’Afrique compte 13% de la population mondiale ; 24% de la morbidité mais 3% de la production pharmaceutique. La majorité du marché est constituée d’importation et de contrefaçon. Alors le taux de croissance de la demande de produit pharmaceutique dépasse les 10% contre 2/3% en Europe. Le taux de pénétration des génériques est inférieur à 30% alors qu’en Europe on est proche des 70%, et le coût des génériques beaucoup moins chers, 50% dans certains cas. Le marché est là”. Et, avec la croissance démographique, l’urbanisation, l’émergence des classes moyennes, il va aller grandissant. ” À mesure que le pouvoir d’achat augmente, les dépenses augmentent dans trois secteurs prioritaires, le logement, l’alimentation et les soins de santé. C’est pourquoi, les investisseurs privés sont là.” À commencer par le groupe Abraaj. “Nous chez Abraaj, nous avons investi 350 millions juste en l’Afrique du Nord, dans 13 cliniques privées au Maroc, en Tunisie et en Égypte. Et on va continuer à le faire parce que c’est un secteur stratégique”. Ceci dit, il souligne le défi des producteurs africains, tunisiens et autres, la taille. “Le vrai problème, c’est la taille. Si on veut capter les vrais flux internationaux, il faut aller vers la taille. Or aujourd’hui il n’y a pas d’Afrique dans la santé. En dehors de quelques exceptions. Pour les Nord-Africains, s’ils sont capables de trouver une intégration en Afrique francophone c’est déjà un grand pas.” Et à son tour d’inviter à adopter une approche de marché régional. “Il faut commencer pas résonner en région. Malheureusement aujourd’hui en Tunisie le marché est fragmenté, avec une trentaine d’acteurs mais pas de champions régionaux. Il est très important de penser à la consolidation. Avec 5 à 10% d’export, la taille est suffisante pour le marché tunisien mais pas assez pour aller en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou ailleurs se battre contre les multinationales. ”
” Il ne faut pas penser que l’évacuation est une solution. C’est du one shoot, il n’y a pas de transfert de technologie et aujourd’hui les États africains ont tous l’ambition d’arriver à l’autonomie sanitaire”
L’expérience de Nejib Soussia, pionnier dans l’évacuation sanitaire, est plus que révélatrice. PDG de Cameroun assistance, il est établi depuis 37 ans à Douala où il participe à cet échange de savoir-faire sud-sud. “Aujourd’hui, nous employons au Cameroun 108 personnes à temps plein. C’est en effet un secteur avec un creuset d’emploi locaux.” Si son expérience s’avère réussie, aujourd’hui il invite à repenser le modèle de l’évacuation sanitaire en Afrique. “Il ne faut pas penser que l’évacuation est une solution. C’est une solution dans certains cas. C’est du one shoot, il n’y a pas de transfert de technologie et aujourd’hui les États africains ont tous l’ambition d’arriver à l’autonomie sanitaire. Aussi, après avoir été un pionnier, dès 1987, je pense pouvoir dire aujourd’hui avec la même conviction qu’il y a 30 ans, il faut que le modèle évolue. Nous, Tunisiens, on dispose de moyens, des hommes, de l’organisation, pour peu qu’on arrive à construire une stratégie claire. ” Sur le modèle de son entreprise au Cameroun, première société étrangère à décrocher un statut de cabinet médical et une clinique privée. On ne progressera que si on réfléchit dans le sens aller-retour.”
Répondre aux défis de la santé en Afrique demande également de l’innovation. Le développement des Ntic dans le secteur également se veut un accélérateur. Et là encore, l’expertise tunisienne peut apporter sa pierre à l’édifice. Elle le fait déjà, à travers une application qui vient d’être lancée par Nejib Soussia, à nouveau pionnier dans le domaine. “Avec les Ntics, l’Afrique fait des sauts technologiques. Idem dans la médecine. Ce qui coûte cher aujourd’hui, c’est de déplacer le malade vers le médecin pour avoir ce fameux diagnostic. Avec Cameroun assistance nous avons développé une application, ici en Tunisie, qui permet l’accès aux soins via un smartphone. Ce sont des pistes à exploiter dans le futur.”