Prof. Kingsley Moghalu : en 2040, la jeunesse de l’Afrique sera-t-elle son plus grand atout ?
Alors que l'Afrique devrait représenter près de 40 % de la population mondiale d'ici 2100, l'avenir de son jeune peuple déterminera celui du continent. Dans cet éditorial, le professeur Kingsley Moghalu, économiste et intellectuel nigérian de renom, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale du Nigéria, et actuel président de l'African School of Governance, met en garde contre les risques d'un boom démographique mal préparé et appelle à des choix audacieux pour transformer ce moment historique en levier de prospérité.

Par le professeur Kingsley Moghalu, président de l’African School of Governance
En 1800, le monde comptait 1 milliard d’habitants. Aujourd’hui, nous sommes 8,2 milliards sur la planète. Bien que cette population continue de croître, le rythme de cette croissance ralentit. Nous atteindrons une population de 10 milliards d’ici 2050. Ce ralentissement du taux de croissance est dû au fait que les femmes ont moins d’enfants et que les gens vivent plus longtemps.
Mais la population de l’Afrique augmente plus rapidement que celle des autres régions, tandis que l’Europe connaît un déclin démographique. L’Afrique, qui compte aujourd’hui 1,5 milliard d’habitants, devrait connaître une croissance démographique fulgurante au cours de ce siècle : notre continent comptera 2,7 milliards d’habitants d’ici 2050, ce qui représentera un quart de la population mondiale projetée dans 25 ans. D’ici 2070, la population africaine aura doublé pour atteindre 3,2 milliards. Parmi les huit pays qui représenteront ensemble la moitié de la croissance démographique mondiale d’ici 2050, cinq sont africains : la République Démocratique du Congo, la Tanzanie, l’Éthiopie, le Nigéria et l’Égypte. Si les tendances actuelles se poursuivent, l’Afrique représentera probablement 40 % de la population mondiale totale d’ici 2100, selon les experts en démographie.
Bienvenue dans un scénario où l’avenir du monde est de plus en plus africain, sur le plan démographique
Bienvenue dans un scénario où l’avenir du monde est de plus en plus africain, sur le plan démographique. Pourquoi cela se produit-il ? Parce que les taux de fécondité restent élevés sur notre continent, combinés à une baisse des taux de mortalité. Cette tendance a créé un continent extrêmement jeune en termes de population, où 70 % des Africains ont moins de 30 ans.
C’est dans ce contexte que s’inscrit le thème de la Conférence sur le développement de l’Afrique organisée par l’Université Harvard : l’avenir de la jeunesse africaine. Si l’avenir sera de plus en plus « africain » avec un tiers de la population mondiale en âge de travailler issu d’Afrique, les Africains prospéreront-ils automatiquement parce qu’ils se seront multipliés sur Terre ? L’explosion démographique de l’Afrique sera-t-elle un atout ou un fardeau ? Le XXIe siècle sera-t-il le siècle de l’Afrique ?
Certains l’affirment, et estiment que cette explosion démographique – cet élan de population – signifie que l’Afrique est la prochaine grande puissance. Il y a un certain niveau de politiquement correct inhérent à l’optimisme. Personne ne veut jouer les trouble-fête. Et pourtant… Nous devons réfléchir sérieusement à cette question, même si l’avenir est plein d’incertitudes. D’un côté, la théorie de Thomas Robert Malthus, exposée dans son célèbre essai publié anonymement en 1798, intitulé « Essai sur le principe de population », selon laquelle la croissance démographique serait limitée par la famine et les maladies, car la population augmente de manière géométrique tandis que la production alimentaire ne croît que de manière arithmétique, s’est révélée fausse. La population mondiale a augmenté de près de 1000 % depuis 1800, et le monde n’a pas manqué de nourriture grâce aux progrès de la science et de la technologie, qui ont transformé la productivité agricole dans les pays industrialisés avancés.
La véritable question est de savoir si les milliards de nouveaux arrivants africains sur Terre seront prospères ou pauvres
D’un autre côté, nous devons nous méfier de la sagesse conventionnelle autour du boom démographique africain et des théories affirmant que l’Afrique est « la prochaine grande chose ». La question n’est pas tant de savoir si le monde deviendra numériquement plus africain. Le Fonds monétaire international (FMI), par exemple, est allé jusqu’à affirmer que la transformation démographique de l’Afrique pourrait modifier l’ordre mondial. La véritable question est de savoir si les milliards de nouveaux Africains seront prospères ou pauvres. Comme l’a souligné Ashley Ann dans son essai de précaution publié dans Foreign Policy en août 2023, intitulé « La démographie est le destin en Afrique », « une croissance rapide de la population s’apprête à frapper des pays dont les économies et les structures sont les moins préparées à y faire face. »
De nombreuses preuves montrent que les projections d’une transformation imminente de l’Afrique ont souvent été exagérées. L’euphorie post-indépendance dans les années 1960 sur les perspectives du continent après la fin de la colonisation ne s’est pas concrétisée, tandis que l’Asie, qui a également connu la colonisation, a réalisé des progrès remarquables en matière de développement humain et d’industrialisation. Dans les années 2000, l’euphorie du « Africa Rising » s’est propagée dans les médias. Bien que le continent ait connu certains progrès économiques, il n’a certainement pas « émergé », et ne l’a toujours pas fait, car la structure de ses économies repose encore sur l’exportation de matières premières, et la majorité des pays africains souffrent toujours d’un déficit marqué en matière de leadership et de gouvernance.
Implications du boom démographique africain
Les tendances démographiques de l’Afrique doivent être analysées lucidement pour évaluer si elles seront un atout ou un fardeau. Premièrement, comme nous le savons tous, elles ont abouti à une population extrêmement jeune. Mais cette jeunesse aura-t-elle les compétences, les emplois et la productivité nécessaires pour assurer l’avenir ? Faute de cela, ce phénomène s’avérera être un fardeau – une explosion de jeunesse qui générera des défis en matière d’instabilité et de sécurité. Même en tenant compte de l’esprit entrepreneurial des jeunes Africains et de la transformation du travail grâce à la technologie et aux réseaux sociaux, la réalité est que les économies africaines ne créent pas d’emplois au rythme nécessaire.
Deuxièmement, une vague massive d’urbanisation est en cours. Cela soulève des questions sur l’adéquation des infrastructures urbaines, des services sociaux et des aspects de la gouvernance municipale.
Troisièmement, la jeunesse africaine imprime déjà sa marque sur le monde dans les domaines de la musique et des arts. L’Afrobeat conquiert le monde. Mais combien d’emplois les superstars de la musique créent-elles ? Nous ne devons pas nous laisser berner par des clichés et des récits enjolivés.
Quatrièmement, la nouvelle génération africaine est plus assurée qu’auparavant et plus entrepreneuriale. Cela signifie que l’« initiative africaine », facteur longtemps absent du développement du continent, est en hausse.
Cinquièmement, plus la population africaine est jeune, plus il est probable que la texture de la politique et de la démocratie évolue positivement dans les années à venir. Les jeunes, surtout s’ils sont bien éduqués, seront probablement plus exigeants vis-à-vis des dirigeants politiques. Cette tendance est visible dans des pays comme le Kenya ou le Sénégal ces derniers mois.
Sixièmement, le boom démographique a des implications pour le changement climatique dans les pays africains. La demande en ressources, y compris en combustibles fossiles générateurs de gaz à effet de serre, va augmenter.
Septièmement, cette jeunesse a également déclenché une vague d’innovation, notamment dans les fintechs. Mais on pourrait dire qu’il s’agit d’une financiarisation sans véritable productivité économique dans les biens et services.
Préparer l’avenir de la jeunesse africaine
Des investissements massifs dans l’éducation (y compris des réformes qui transforment ce que les jeunes Africains apprennent et la manière dont ils l’apprennent) sont indispensables. Il est essentiel de renforcer massivement les compétences (les connaissances productives) des jeunes pour accroître la productivité économique des populations. C’est cela qui a permis les miracles économiques asiatiques.
L’investissement dans les infrastructures énergétiques est aussi crucial pour stimuler la productivité, y compris dans l’économie informelle.
Un investissement stratégique dans la science, la technologie et l’innovation comme objectif central des politiques publiques est nécessaire. C’est un domaine dans lequel la jeunesse africaine a un avantage comparatif naturel, mais qui reste une faible priorité pour trop de gouvernements. Les écosystèmes d’innovation doivent être soutenus par les États africains. En dehors de l’Afrique du Sud, le Kenya est l’un des rares pays africains à véritablement investir dans la technologie et l’innovation comme axe politique majeur. Les investissements privés, sans soutien stratégique de l’État, ne permettront pas la transformation technologique qui a alimenté l’industrialisation de l’Occident et qui propulse actuellement l’Asie.
L’accès au capital, de manière véritablement transformatrice, doit être assuré dans des pays où le manque d’infrastructures et l’inflation augmentent le coût du capital. Les gouvernements doivent créer des structures alternatives de financement pour soutenir les petites entreprises, l’innovation et l’entrepreneuriat des jeunes, et ne pas laisser le secteur financier uniquement entre les mains des banques centrales. Cela suppose une meilleure mobilisation des ressources fiscales. Il ne s’agit pas simplement de participer aux flux financiers via les fintechs, mais d’avoir accès à des fonds à faible coût pour soutenir l’innovation et la création de petites entreprises. Des fonds de capital-risque géants, créés en partenariat public-privé, stimuleraient la création de richesse par les jeunes Africains.
L’expansion des chaînes de valeur agricoles créera également des emplois. L’agriculture reste une activité économique majeure dans la plupart des pays africains. La transformer, en passant de la subsistance à l’agrobusiness, avec des chaînes de valeur incluant production mécanisée, stockage, transport, transformation et exportation, créera de la richesse pour la jeunesse africaine.
Les résultats entre 2040 et 2050 dépendront des choix que les gouvernements africains feront aujourd’hui
Une politique démographique est essentielle. La croissance démographique doit ralentir pour que la croissance économique rattrape son retard. Le meilleur moyen d’y parvenir est l’éducation, notamment en milieu rural et l’éducation des femmes et des filles, afin de changer les mentalités et réduire le nombre moyen d’enfants par femme. En Afrique subsaharienne, ce taux est de 4,3 à 4,6 enfants par femme, contre 2,3 à l’échelle mondiale. C’est ainsi que les investissements dans l’éducation produiront les transformations nécessaires pour garantir l’avenir de la jeunesse. C’est la grande leçon tirée de la Chine et de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est.
Une gouvernance compétente, réfléchie, incluant la sécurité intérieure, est indispensable. Les conflits et le terrorisme représentent une menace pour l’avenir de la jeunesse et doivent être combattus. Le Nigéria compte près de 20 millions d’enfants non scolarisés – un record mondial – principalement à cause du terrorisme. Quel sera leur avenir ? Demain, ils seront ces jeunes hommes et femmes issus de l’élan démographique.
Une gouvernance compétente suppose aussi la capacité de penser l’avenir et d’élaborer des scénarios. La mission de la African School of Governance (ASG) est de former les futurs leaders du continent. La question posée par la Conférence 2025 de Harvard sur le développement de l’Afrique, ainsi que celle de savoir pourquoi l’Afrique reste pauvre malgré ses ressources, est à l’origine de la création de l’ASG par le président rwandais Paul Kagame, l’ancien Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn et d’autres intellectuels, philanthropes et responsables politiques africains en 2024.
Le boom démographique de la jeunesse africaine peut être un atout ou un fardeau
La jeunesse africaine peut être un atout ou un fardeau. Les résultats entre 2040 et 2050 dépendront des choix faits aujourd’hui par les gouvernements. Le point essentiel est que nous ne devons pas nous laisser emporter par des récits qui ne sont pas produits ni maîtrisés par des Africains eux-mêmes. Pour reprendre les mots de l’écrivaine indienne Arundhati Roy, nous ne devons pas adorer les « dieux des petites choses ». Trop souvent, nous nous enthousiasmons pour des tendances sans en interroger les implications. Cela doit changer.
Il y a deux scénarios. Le premier est une belle histoire dans laquelle la jeunesse africaine devient de plus en plus compétente et productive, créant une prospérité généralisée. Le boom démographique passe alors du statut de promesse à celui de réalité vécue.
L’autre est en effet un avenir dystopique, où des jeunes hommes et femmes, de plus en plus au chômage et frustrés, errent dans les centres urbains africains, sans emploi et sans compétences. Aucun des résultats possibles de ce scénario ne devrait surprendre, mais il est probable qu’ils ne soient guère réjouissants.
*La conférence « Africa by 2040: The Future of Africa’s Youth » s’est tenue les 11 et 12 avril 2025 à l’Université Harvard, organisée par des étudiants africains de Harvard sur le thème de l’autonomisation de la jeunesse africaine comme moteur de transformation économique, sociale et politique du continent.
Professeur Kingsley Moghalu est un économiste et intellectuel nigérian de renom, ancien vice-gouverneur de la Banque centrale du Nigeria. Spécialiste des questions de développement, de géopolitique et de gouvernance, auteur prolifique, il milite pour une transformation structurelle de l’Afrique par le leadership éclairé et les réformes économiques. Il est également le président de l’African School of Governance (ASG), une institution fondée pour former une nouvelle génération de leaders africains, afin de promouvoir des politiques publiques innovantes et stratégiques pour le développement durable du continent.