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Paul Ndiho : « Des plantations de cacao d’Afrique de l’Ouest à Hersheypark en Pennsylvanie : le fils d’un fermier voit les deux mondes »

Cart’Afrik donne aujourd’hui la parole à Paul Ndiho, journaliste et fils d’un caféiculteur ougandais, qui signe une tribune puissante : entre les plantations de cacao d’Afrique de l’Ouest et les manèges de Hersheypark en Pennsylvanie, il raconte le contraste saisissant entre la richesse des géants du chocolat et la pauvreté des producteurs qui en sont la base. Une réflexion lucide sur l’injustice économique et la dignité des paysans africains. Par Paul Ndiho

Je n’ai pas grandi sous des cacaoyers — mais je reconnais l’exploitation quand je la vois. J’ai grandi parmi les caféiers dans les hauts plateaux d’Ouganda, où mon père cultive encore aujourd’hui, les mains couvertes de callosités, avec une dignité intacte et un espoir qui refuse de mourir.

Même après des décennies de labeur, il ne gagne que quelques dollars par jour. Pendant ce temps, les industries mondiales du café et du chocolat engrangent des milliards. Ce n’est pas seulement injuste ; c’est un système conçu pour maintenir les paysans dans la pauvreté.

En tant que journaliste et père, j’ai eu le rare privilège de voir les deux extrémités de la chaîne d’approvisionnement mondiale. Ce contraste m’a frappé de plein fouet lorsque j’ai visité Hersheypark, en Pennsylvanie — un parc d’attractions nourri par le chocolat, à des milliers de kilomètres des fermes qui le rendent possible.

Nous avons ri sur les manèges. Nous avons parcouru Chocolate World. Mes enfants ont fabriqué leurs propres barres chocolatées. C’était magique.

Mais je n’ai pas pu chasser l’ironie : nous baignions dans l’euphorie du chocolat, alors que des millions de paysans — comme mon père — ne goûteront jamais à cette joie. Et ce sont eux qui rendent tout cela possible.

Ainsi, lorsque je me suis retrouvé à Hersheypark en Pennsylvanie avec mes enfants, il m’a été difficile d’ignorer l’ironie. J’étais là, dans la file d’attente de l’un des lieux emblématiques du chocolat, sachant pertinemment que les paysans — comme mon père — goûtent rarement aux profits de cette douceur.

Des manèges sucrés, des vérités amères

Nous avons sillonné Chocolate World, riant en apprenant qu’il faut environ 270 fèves de cacao pour fabriquer une livre de chocolat. Nous avons trempé des bretzels dans une sauce chocolat fondante et affiché nos sourires « made in factory ». Mais tandis que mes enfants façonnaient leurs barres chocolatées garnies de vermicelles et de spirales, une autre image s’imposait à moi : celle d’enfants, au Ghana et en Côte d’Ivoire, portant des sacs de cabosses de cacao sous un soleil écrasant.

Il y a deux mondes dans l’industrie du chocolat. L’un qui éblouit, amuse et engrange des profits. L’autre — dissimulé sous le vernis — marqué par les ampoules, la pauvreté et le labeur exténuant. Le même principe s’applique à l’industrie du café. Les cultures sont différentes, mais l’injustice est tristement familière.

Qui fait pousser votre chocolat ?

Ne nous voilons pas la face : 70 % du cacao mondial provient d’Afrique de l’Ouest. Et pourtant, rien ne l’indique quand on parcourt les rayons d’un supermarché américain. Le cacao est cultivé au Ghana, en Côte d’Ivoire, au Nigeria et dans plusieurs autres pays africains. Mais les profits, eux, transitent par l’Europe et l’Amérique du Nord.

Dans des pays producteurs comme la Sierra Leone, le Liberia, la Guinée équatoriale, São Tomé, l’Ouganda ou Madagascar, les paysans sont souvent piégés dans un jeu perdant d’surproduction et de volatilité des prix. Certains ne gagnent que 30 à 110 dollars par an. Pendant ce temps, l’industrie mondiale du chocolat génère des milliards.

Gros business, petites payes

Le marché du chocolat est en plein essor — évalué à 120 milliards de dollars en 2024, et attendu à 186 milliards d’ici 2034. Rien qu’aux États-Unis, il est estimé à près de 28,5 milliards.

Mais ces chiffres ne signifient rien pour le paysan qui sue dans son champ. Selon Fairtrade, les producteurs de cacao ne reçoivent qu’environ 6 % du prix final d’une tablette de chocolat. La plupart vivent avec moins de 2 dollars par jour. Les femmes, elles, ne gagnent parfois que 30 centimes. Et n’oublions pas les 2 millions d’enfants estimés travailler dans les plantations de cacao.

Des entreprises comme Hershey ou Mars ont lancé des programmes bien intentionnés. La stratégie « Cocoa For Good » de Hershey engage 500 millions de dollars d’ici 2030. Elles promettent de lutter contre le travail des enfants, d’améliorer les revenus des paysans et de protéger les forêts. Mais les critiques jugent ces impacts limités. Trop souvent, ces programmes ne sont que superficiels. Ce dont les paysans ont besoin, c’est d’un revenu décent — et d’une place à la table des décisions.

Les coûts cachés

Au-delà de la pauvreté, la culture du cacao a un coût environnemental. Environ 70 % de la déforestation illégale en Côte d’Ivoire est attribuée à la production de cacao. Le changement climatique menace d’effacer jusqu’à 60 % des zones de culture actuelles. Un futur insoutenable pour un produit dont le monde semble insatiable.

Une histoire de deux réalité

Sur le plan commercial, tout à Hersheypark est conçu pour vendre du bonheur — les manèges, les récits chaleureux et bien sûr, le chocolat. Mais à plus de 8 000 kilomètres de là, les paysans du cacao peinent à survivre. Un autre monde, mais qui ne devrait pas être un monde à part.

Hersheypark a été un moment de joie. Mes enfants se sont éclatés. Nous avons fabriqué nos barres chocolatées — une expérience qu’ils n’oublieront jamais. Mais je n’ai pu me défaire de l’impression qu’il manquait quelque chose au récit.

Peu de mentions des paysans. Aucun hommage aux mains qui ont récolté les cabosses. Aucun signe du sacrifice derrière la douceur.

Un appel à la justice

Cette histoire n’est pas seulement la mienne — c’est celle de millions de paysans à travers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. Mon père cultive encore le café en Afrique de l’Est. Comme tant d’autres, il se lève avec le soleil, verse son âme dans la terre, et récolte une denrée que le monde désire — mais qui ne paie à peine de quoi couvrir les soins ou les repas quotidiens.

Il n’est pas seul. Son histoire fait écho à celle des cacaoculteurs de Côte d’Ivoire, des producteurs de thé au Kenya, des coupeurs de canne à sucre en Inde. Ils sont l’épine dorsale du commerce mondial — et pourtant, ils vivent en marge.

Ce texte leur est dédié. À chaque paysan africain qui prie pour la pluie, endure la sécheresse, et ose rêver que ses enfants vivront une vie meilleure. Au cultivateur qui produit des fèves de qualité mondiale et reçoit en retour de la monnaie de poche. Au parent qui doit choisir entre nourrir sa famille ou envoyer son enfant à l’école.

L’agriculture est un travail noble. Elle mérite plus que la pitié — elle mérite la justice.

Comme journaliste, j’ai parcouru les plantations de cacao en Côte d’Ivoire et au Ghana. J’ai vu les choix déchirants auxquels les familles sont confrontées. J’ai aussi vu la fierté et la persévérance qui les maintiennent debout. Il s’agit de justice. Il s’agit de dignité. Il s’agit de reconnaître les personnes au tout début de la chaîne d’approvisionnement.

Ce fut un privilège de visiter le monde du chocolat avec ma famille. Regarder mes enfants fabriquer leurs barres chocolatées fut un beau souvenir. Mais les paysans qui ont rendu ce moment possible méritent mieux.

Hershey. Mars. Nestlé. Voici votre moment pour montrer l’exemple — non pas avec de vagues campagnes de responsabilité sociale, mais avec des actes. Payez les paysans un revenu décent. Construisez des relations commerciales directes. Faites de la transparence une véritable valeur de votre marque.

Le chocolat devrait être une douceur pour tout le monde — pas seulement pour ceux qui ont la chance de pouvoir acheter un billet de parc d’attractions.

*Paul K. Ndiho est journaliste multimédia indépendant, podcasteur et fondateur de Ndiho Media. Fils d’un caféiculteur ougandais, il couvre la politique, le développement, l’innovation et la technologie en Afrique.

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