Ngugi wa Thiong’o, plume rebelle et conscience panafricaine
Décédé le 28 mai 2025 à l’âge de 87 ans, Ngugi wa Thiong’o laisse derrière lui une œuvre monumentale, aussi littéraire que politique. Romancier, dramaturge, essayiste et professeur, il fut l’une des figures majeures de la pensée décoloniale africaine. De l’anglais au kikuyu, de la prison à l’exil, il n’a cessé de lutter pour « décoloniser l’esprit ».

Né en 1938 à Kamiriithu, près de Nairobi, sous domination britannique, Ngugi wa Thiong’o est le fruit d’un monde blessé. Il grandit dans une famille paysanne, traversée par les révoltes anticoloniales et les violences de l’Empire. Sa plume s’ouvre dès l’adolescence comme un cri de survie. Il raconte : « L’école a tenté de m’apprendre que j’étais inférieur. Les livres m’ont prouvé que j’étais digne. »
Le cœur de l’Afrique bat dans sa langue
Dès son premier roman, Enfant, ne pleure pas (Weep Not, Child, 1964), Ngugi expose le déchirement d’un peuple entre deux mondes : l’Afrique ancestrale et l’oppression coloniale. Mais c’est dans Petals of Blood (Pétales de sang, 1977) qu’il devient une figure incontournable, dénonçant sans détour la trahison des élites africaines après l’indépendance. Le roman est un brûlot politique, où les héros du peuple sont écrasés par la corruption et l’injustice. Il écrit alors : « Le colonialisme nous a volé notre terre, le néocolonialisme nous vole nos rêves. »
Un écrivain enchaîné mais libre
En 1977, sa pièce en kikuyu Ngaahika Ndeenda (« Je me marierai quand je le voudrai ») est jouée dans un théâtre populaire. Le public applaudit, le pouvoir tremble. Ngugi est arrêté, détenu sans procès à la prison de haute sécurité de Kamiti. « Je n’avais ni crayon, ni papier. J’ai écrit mon roman sur du papier toilette », confiera-t-il plus tard à propos de Devil on the Cross, son premier roman entièrement rédigé en kikuyu.
Libéré grâce à une mobilisation internationale, il s’exile d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis, où il enseigne la littérature comparée. Mais jamais il ne se coupe de l’Afrique. « L’exil est un lieu, pas une absence. J’ai quitté le Kenya, mais le Kenya ne m’a jamais quitté », dit-il en 2006, lors d’une conférence à Nairobi.
Décoloniser l’esprit, désoccidentaliser la pensée
Ngugi wa Thiong’o fut aussi un penseur majeur. Dans Decolonising the Mind (1986), il défend l’usage des langues africaines contre la domination linguistique des anciens empires coloniaux. Pour lui, écrire en kikuyu était un acte de libération. « La langue, écrivait-il, est un véhicule de culture, un outil de mémoire. Si on nous vole notre langue, on nous vole notre mémoire. »
Ce positionnement radical lui vaut critiques et admiration. En refusant l’anglais comme langue principale de création, il redonne leurs lettres de noblesse aux langues africaines. Sa décision de ne plus jamais écrire en anglais fut pour lui un « divorce linguistique », mais surtout un mariage avec sa propre vérité.
L’exil du corps, la fidélité du cœur
De retour au Kenya en 2004, après plus de vingt ans d’exil, il est victime d’une violente agression. Sa femme est violée, lui-même torturé. Traumatisé, il retournera vivre aux États-Unis. Mais il ne cessera d’écrire, de témoigner, d’enseigner. Pour une Afrique libre (2017) est une synthèse de sa pensée : la libération ne viendra ni de l’aide internationale, ni des copies d’un modèle étranger, mais d’une estime de soi retrouvée, d’une culture valorisée, d’une écriture enracinée.
Un Nobel manqué, mais une œuvre immortelle
Longtemps pressenti pour le prix Nobel de littérature, Ngugi wa Thiong’o ne l’aura jamais reçu. Mais ses livres sont étudiés dans le monde entier, ses idées nourrissent les luttes intellectuelles contemporaines, de Nairobi à Dakar, de Paris à New York. Son combat rejoint ceux de Fanon, de Cabral, de Césaire.
En 2022, Ngaahika Ndeenda est jouée à nouveau à Nairobi, après 45 ans d’interdiction. Comme une boucle bouclée. Comme une revanche de l’art sur la censure. « On peut m’emprisonner, mais pas les mots. Les mots, eux, volent au-dessus des murs », disait-il.
Ngugi wa Thiong’o est mort, mais ses mots vivent.
Ils continuent de dénoncer, d’éveiller, de soigner. Car pour lui, écrire n’était pas un luxe, mais une urgence : « L’écrivain africain ne doit pas décorer le réel, il doit le transformer. »