Nessan Akemakou : “la quatrième révolution industrielle a commencé et elle est numérique”
Intelligence artificielle, blockchain, mobile banking : comment l'Afrique peut mettre le numérique au service de sa croissance économique ? C’était le thème de la conférence annuelle du think tank L'Afrique des idées, organisée le 7 novembre dernier à Paris. Le point avec son président, Nessan Akemakou.

Propos recueillis par Mérième Alaoui

Nessan Akemakou, pouvez-vous vous présenter ?
Je suis chercheur en science politique à l’université d’Ottawa et président du think tank L’Afrique des idées. Il s’agit, à l’origine, une association, créée en 2011 par des étudiants africains de Sciences Po à Paris. Depuis, nous sommes devenus un think tank indépendant et panafricain. D’abord analyste, j’ai ensuite dirigé des publications. Et, depuis juin 2022, j’en suis le président. L’Afrique des idées est un cercle de réflexion, dont la vocation consiste à fournir des analyses et des propositions concrètes sur des sujets économiques, culturels et sociaux en lien avec l’Afrique. Il se démarque des autres think tanks par la promotion d’un concept assez fort et peu prôné : l’afro-responsabilité. Ni de l’afro-optimisme, ni de l’afro-pessimisme, ce paradigme insiste sur la nécessité pour les Africaines et les Africains, notamment les plus jeunes, de se réapproprier le narratif sur leur continent. Nous essayons d’exhorter la jeunesse à prendre son destin en main et à se mobiliser de façon responsable. Seuls les Africains peuvent défendre les intérêts de l’Afrique et contribuer à son essor.

Comment observez-vous le déploiement de l’Intelligence artificielle (IA), du mobile banking et la blockchain et des autres révolutions technologiques en cours en Afrique ?
En matière d’IA, les situations restent très inégales. Certains pays sont très à la pointe comme le Maroc et d’autres à la traîne. Concernant le mobile banking, cela fonctionne très bien dans la plupart des pays. Discrètement, un pays comme le Togo a bien investi dans ce domaine. Par exemple, pendant la pandémie, plusieurs aides sociales ont été mises en place via la téléphonie mobile pour atteindre les personnes en milieu rural. C’est assez innovant et cela mérite d’être souligné. Enfin, sur la blockchain, certains pays, souvent anglophones, ne sont pas mal situés comme le Kenya ou le Ghana.
Clairement, la quatrième révolution industrielle a commencé et elle est numérique. Cette révolution numérique a permis l’essor des Brics, (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Le numérique ne représentait que 20% de la croissance mondiale en 2003. Selon les projections, ce pourcentage atteindra entre 40 à 50% en 2025. Cette digitalisation du monde constitue une opportunité importante. L’Afrique doit la saisir pour relever tous ses défis en matière d’éducation, de santé, de développement, etc. Beaucoup de progrès ont été faits. Plus d’un milliard d’Africains possèdent un téléphone mobile et le taux de pénétration d’internet a fortement progressé sur le continent avec plus 450 millions de personnes connectées.
Quels sont les principaux défis à relever ?
D’après l’indice qui mesure la capacité des pays à soutenir le secteur informatique, aucun pays africain ne se situe dans le top 40. L’Afrique du Sud arrive en 47ème position. Dans le classement de mesure du taux de robots pour 10 000 travailleurs, aucun pays africain n’atteint le top 30. L’Afrique du Sud n’a que 28 robots pour 10 000 travailleurs alors que la moyenne mondiale s’établit à 74. Au-delà de ces défis, l’Afrique doit encore s’améliorer sur la largeur de la bande internet. Le taux de connexion reste relativement faible. Même si le taux de pénétration a progressé, la vitesse moyenne demeure insuffisante. Enfin, cinq pays africains se trouvent dans le top 10 des pays où la connexion est la plus chère. Plus largement, cela rejoint le problème du manque d’infrastructures disponibles et adaptées sur le continent. Je peux aussi ajouter le capital humain. Même s’il y a des progrès en la matière, l’Afrique manque vraiment de main d’œuvre qualifiée et formée, alors que la jeunesse subit un chômage de masse. Il faut faire correspondre davantage les besoins de l’économie à la formation actuelle. Les politiques publiques n’ont pas toujours une vision assez large et éco-systémique de ces questions.
Y a-t-il des raisons de rester optimiste ?
Je reste résolument optimiste. Je me compare toujours aux meilleurs pour voir le chemin qu’il reste à parcourir. Les aspects négatifs concernent surtout les politiques publiques, au niveau étatique. Les populations s’approprient tout de même les outils numériques. Au contraire, elles sont très résilientes et arrivent à développer des initiatives fascinantes au quotidien. Dans certains pays, c’est vraiment bouillonnant. Je pense, par exemple, au Maroc. On évoquait l’IA tout à l’heure. Savez-vous que l’université Mohammed VI polytechnique abrite le centre international de l’intelligence artificielle, reconnu mondialement ? Il faut mettre ces initiatives en avant. Trop souvent , les Africains se dévalorisent. D’où l’importance du narratif. Le potentiel existe mais il est souvent inexploité.
En ce qui concerne la blockchain, quels sont les secteurs prioritaires, selon vous ? Ceux qui pourraient être totalement transformés grâce à cette chaîne de données sécurisées et infalsifiables ?
La question de la sécurisation des cadastres est souvent évoquée, et c’est en effet l’un des secteurs prioritaires. Le foncier en Afrique reste un problème très récurrent et de nombreux litiges sont liés à cela. Plus généralement, le domaine administratif en général pourrait bénéficier de la blockchain comme l’établissement de cartes d’identité, de passeports. La gestion des données constitue un très bon moyen de réduire les erreurs et les délais. Sur la dématérialisation, le Rwanda est d’ailleurs le plus avancé. D’autres secteurs comme la logistique pourraient bénéficier de la blockchain. Les chaînes d’approvisionnement obtiendront une meilleure traçabilité pour exporter et bâtiront ainsi des relations de confiance.
Des innovations africaines se développent dans les pays du Nord, comme le mobile banking. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
L’essor fulgurant en Afrique est parti d’un constat. Avec un taux de bancarisation très faible, peu de gens avaient accès à une carte de crédit. C’est ce qu’on appelle une innovation organique inversée. Organique parce que l’innovation part d’une réalité locale. D’autres exemples existent dans le domaine de la santé. Nous avons un bon exemple parmi nos panélistes : Mountaga Keïta, à la tête de Tulip Industries. Ses innovations ont été primées au niveau international. Il s’agit de bornes de télémédecine, avec des mallettes médicales, des drones, des tablettes équipées de caméras thermiques et de capteurs qui mesurent la température corporelle, le niveau d’oxygène dans le sang, le rythme cardiaque… Pendant le Covid, tout cela a été très utile. Ses innovations nées en Afrique inspirent les entreprises occidentales dont certaines cherchent à racheter ses brevets. Culturellement, les Africains sont très connectés et s’approprient très bien et très vite les outils numériques.
Dans le futur, quelles seront les questions cruciales dont les Africains devront se saisir pour que cette révolution numérique soit réelle ? On évoque souvent le cloud souverain…
Il est vrai que les données, c’est le nouvel or noir. Cela représente des enjeux colossaux. Si on se projette, la question est : que fait-on de ces données au potentiel énorme? Le cloud souverain est un véritable enjeu. La question de l’hébergement des données et de leur traitement est très importante. Plus de 60% du marché du cloud est détenu par trois entreprises américaines : Amazon, Google et Microsoft. Cela pose de vraies questions d’indépendance quand on sait que la plupart des États héberge leurs données sur ces serveurs. Au vu de la compétition interétatique, cela est effrayant. Sans oublier que les Etats-Unis ont une réglementation qui leur permet de récupérer les données des fournisseurs qui opèrent sur le marché américain. En même temps, beaucoup d’observateurs estiment que le cloud totalement souverain est une chimère parce que cette économie est interdépendante. Tout de même, il faut mettre en place des outils africains. Quoique l’on fasse sur cette question en Afrique, il faut y répondre de façon collective.