Jean Van Wetter : “Nous avons voulu révolutionner la manière de voir la coopération internationale”
En 2018, la Coopération technique belge (CTB) est devenue Enabel. Un changement de nom pour marquer une nouvelle conception de l’aide publique au développement. Rencontre avec son directeur général, Jean Van Wetter. Il revient en détail sur l’approche qui guide désormais la coopération belge.
Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a amené à prendre la direction d’Enabel ?
Après des études d’ingénieur de gestion, en Belgique, j’ai commencé ma carrière professionnelle en tant que consultant en management et stratégie. J’ai dans ce cadre travaillé pour différentes entreprises, dont le groupe français Engie. Enfin, j’ai bifurqué vers la coopération internationale, en rejoignant Handicap International, pour suivre mon épouse au Cambodge. Après plusieurs années au sein d’ONG, en Chine, en Tanzanie, entre autres, j’ai été recruté via un cabinet de recrutement pour devenir le directeur général d’Enabel.
Je suis arrivé au moment où l’agence belge de coopération changeait d’appellation. La Coopération technique belge (CTB) a été renommée à l’issue d’une réforme visant à renouveler ses objectifs, à sortir de la coopération “classique” et à devenir un acteur du changement. Enabel s’inspire de l’anglais “enable”, qui signifie “rendre possible”. A mon arrivée, l’idée était de mieux valoriser l’expertise belge dans son ensemble, mettre à disposition de nos partenaires ce en quoi la Belgique est réputée pour, en créant un hub d’expertise publique. J’ai commencé par développer une nouvelle stratégie, sur dix ans, qui propose un changement d’approche. Nous avons voulu révolutionner la manière de voir la coopération internationale. Il ne s’agit plus de faire de la charité, mais de favoriser les partenariats.
En quoi consiste la nouvelle approche d’Enabel en Afrique ?
Les pays riches consacrent en moyenne 0,5 % de leur revenu national brut (RNB) à l’aide publique au développement (APD). L’objectif serait d’atteindre 0,7%. La solidarité financière est un concept important mais il faut la concevoir autrement. Sortir de la logique d’assistance pour promouvoir une logique d’investissement . Au lieu d’aider systématiquement les pays les plus pauvres, nous devons bâtir une coopération sur des défis communs. Ceux que nous avons identifiés sont la paix et la sécurité, le changement climatique, les inégalités sociales et économiques, les mobilités humaines et l’urbanisation. Ce sont nos cinq axes de travail.
Votre feuille de route s’articule autour de ces 5 axes. Selon quelles priorités et objectifs ?
Concernant le premier axe, la Belgique a choisi de travailler sur les pays les plus fragiles, et dans ce cadre nous ne pouvons pas nier que la sécurité est un préalable au développement et vice versa. Cela vaut également pour le deuxième axe, le changement climatique et l’environnement. Nous avons des défis communs à l’échelle de l’humanité. L’agriculture durable, l’énergie et la gestion des eaux étaient déjà inscrites dans l’agenda d’Enabel, nous les avons regroupées dans une seule thématique.
Notre troisième axe, la lutte contre les inégalités sociales et économiques, est un domaine classique d’action d’une agence de développement. Mais, notre nouvelle approche consiste à travailler au niveau local et à proposer des projets intégrés à l’ensemble de la chaîne de valeur. Par exemple, dans le secteur de l’énergie, nous travaillons sur un projet d’hydrogène vert pour une utilisation au service de l’industrialisation, et non seulement pour l’exportation. Ce ne serait pas correct. Nous travaillons encore sur les aspects du projet, mais cela passe par le développement des compétences et du maillage local d’entreprises. Le but est de s’assurer que les petites et moyennes entreprises (PME) ont la capacité nécessaire pour répondre aux appels d’offres des firmes internationales.
Si une entreprise investit en Namibie, pour fabriquer de l’hydrogène vert, il est fortement probable qu’elle traite avec des sociétés sud-africaines. Si on veut que les entreprises locales accèdent au marché, il faut les préparer en termes de réglementation et de qualifications. Nous ne le faisons pas encore mais la logique consiste à travailler sur les questions de formation professionnelle, en lien avec les projets d’investissement. Cela suppose, en tant qu’agence, d’être informée des financements potentiels et, même, dans une certaine mesure, les attirer. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme. Il ne faut plus voir le privé comme un secteur à part, mais comme un contributeur et un acteur du développement. Si nous le soutenons, nous pouvons maximiser l’impact des projets.
L’urbanisation peut se révéler une véritable opportunité
Autour des migrations, notre quatrième axe, nous avons des projets assez novateurs de mobilité entrepreneuriale. Par exemple, des entrepreneurs sénégalais et ivoiriens sont sélectionnés pour se rendre en Belgique. Pendant six mois, nous les mettons en contact avec des entrepreneurs belges dans le cadre d’un programme de mobilité. Les entrepreneurs développent ensemble des projets puis les implantent au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, voire en Belgique. On a quelques exemples. Pour un projet pilote, nous avons mis en contact une compagnie sénégalaise, qui travaille dans la distribution d’eau, avec une entreprise belge qui développe des systèmes de filtration. Les deux travaillent désormais ensemble. Ce ne sont que des projets pilotes. Nous devons les étendre pour montrer que la mobilité est profitable dans les deux sens.
Le dernier axe, c’est l’urbanisation, une réponse à la croissance démographique. Selon les projections, l’Afrique abritera 4 milliards d’habitants en 2100. J’ai vécu à Dar Es Salam, en Tanzanie, et j’ai vu les petites villes commencer à grandir, puis se rassembler et devenir une mégapole. Comment anticiper ? Comment se préparer ? Comment faire de la planification urbaine ? En répondant à ces questions, l’urbanisation peut se révéler être une véritable opportunité. Il est encore temps d’améliorer l’offre de services sociaux en ville et de penser à la vie dans la société de demain.
Finalement, ces axes sur lesquels nous travaillons, sont, à l’exception de l’urbanisation spécifique à l’Afrique, des défis communs pour toute la planète. Cela détermine la façon dont nous travaillons avec nos partenaires. Trois caractéristiques marquent notre approche : une expertise reconnue, un ancrage local et une facilité d’adaptation. C’est-à-dire que nous ne venons pas avec une solution ad hoc mais nous nous adaptons aux besoins.
Cela n’a pas de sens pour un pays de jouer seul la carte de la coopération avec l’Afrique
Collaborez-vous avec d’autres agences sur certains projets ?
Nous travaillons de plus en plus en consortium avec l’Agence française de développement (AFD), la coopération allemande (GIZ), ou encore USAID. L’idée est de proposer une offre commune. Après cela, il y a des partenariats avec des acteurs africains, comme la plateforme Digital for Development (D4D) Hub, qui rassemble l’Union européenne, ses Etats membres et leurs partenaires africains. Autre exemple, le projet MAV+, qui vise à promouvoir la production et l’accès aux vaccins, aux médicaments et aux technologies de la santé en Afrique, un projet dans lequel l’Union africaine est un partenaire. Puisque Enabel est basé à Bruxelles, nous jouons un rôle central en proposant d’accueillir le secrétariat de ce projet. Nous avons aussi la VET-Toolbox qui est une offre commune de six agences européennes, financée par l’Union Européenne, qui se concentre sur la formation professionnelle. Le risque parfois est que la coopération européenne se fasse sans les partenaires africains. Il ne faut pas être trop eurocentré mais inclure les institutions africaines, telles que l’Union africaine, prendre comme point de départ nos intérêts communs et construire de vrais partenariats.
Travailler en consortium participe-t-il à cette nouvelle approche ?
Cela répond à une logique. Les pays européens doivent faire preuve d’humilité. Le nombre d’habitants en Europe décline, tout comme sa productivité. Alors que celle de l’Afrique ne peut qu’augmenter. Le rapport de force est clairement en train de changer. Et tant mieux. Cela n’a donc pas de sens pour un pays de jouer seul la carte de la coopération avec l’Afrique. Il faut miser sur la relation Europe-Afrique. Cela me semble une évidence. Un seul pays ne dispose pas tout seul de toute l’expertise, il faut pouvoir la mobiliser ailleurs.
La stratégie Global Gateway, qui vise à mobiliser des financements, rassemble l’Union européenne, ses États membres et leurs institutions financières et de développement. Même si des critiques sont formulées, car elle est très focalisée sur les infrastructures, Global Gateway a le mérite de rassembler les Etats et de mobiliser le secteur privé. Celui-ci manque encore d’intérêt vis-à-vis de l’Afrique, perçu comme un continent à risque. Global Gateway est une stratégie intéressante parce qu’elle donne les garanties pour pouvoir attirer les investissements, qui demeurent insuffisants.
Il y a un vide dans le financement du secteur privé africain
Enabel a fait de la promotion du secteur privé africain une priorité. Comment cela se traduit-il ?
En effet, nous avons une stratégie très claire de soutien aux PME africaines. Une offre qui permet d’apporter un coaching et un accompagnement personnalisé. Nous le faisons notamment dans un certain nombre de pays, en Guinée, au Burkina Faso. Aussi, lorsque nous développons un secteur privé local, nous prenons en compte l’ensemble de la chaîne de valeur globale d’un produit déterminé. Par exemple au Bénin, nous travaillons sur l’ananas, dans le cadre du marché mondial de l’ananas. Idem pour le cacao en Côte d’Ivoire. Nous participons à une initiative appelée Beyond Chocolate. La Belgique est le premier producteur mondial de chocolat. Ce programme s’assure de produire un chocolat responsable, qui permet un revenu juste aux producteurs tout en luttant contre la déforestation. Nous tentons de cibler les secteurs dans lesquels la Belgique a une expertise.
Par ailleurs, il y a un vide dans le financement du secteur privé africain. La microfinance va s’intéresser aux petits acteurs de l’économie informelle ; les institutions financières publiques de développement, comme BIO Invest ou Proparco, investissent dans des entreprises mais le ticket d’entrée est parfois trop élevé. Pour les petites structures, inconnues des réseaux, il y a actuellement un manque de mise en relation entre l’offre et la demande.
Comment comblez-vous ce vide ?
Cela passe par de l’accompagnement. Nous travaillons avec les autorités locales pour améliorer leur réglementation, le climat des affaires et favoriser la création d’entreprises. Nous accompagnons les Etats dans leur capacité à attirer les investissements. C’est ce qui manque. Nous sommes en train de conclure des accords, avec des fonds à impact social, qui utilisent des fonds de famille pour les investir dans une entreprise africaine, au lieu d’en faire don à une ONG. Finalement, le problème n’est pas l’argent mais sa mauvaise répartition. L’Afrique a un potentiel inouï : sa jeunesse. Il suffit de voir comment les Africains s’approprient l’intelligence artificielle (IA), alors que c’est nouveau pour tout le monde, y compris, pour nous, Européens. C’est pourquoi je suis très optimiste pour l’avenir du continent.
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