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Isadora Bigourdan : “Accélérer l’adaptation : offrons aux entrepreneurs africains les opportunités pour innover et contribuer à répondre aux enjeux globaux”

L'Afrique ne doit pas être vue simplement comme un continent en rattrapage, mais comme un pionnier du monde de demain. En soutenant sa jeunesse, en célébrant ses innovations et en soutenant massivement le financement de ses solutions durables, le monde peut trouver des réponses à ses propres défis.

Par Isadora Bigourdan*

L’Afrique, souvent considérée comme un continent en développement, est en réalité un laboratoire vivant du futur. Sa jeunesse dynamique, ses innovations technologiques audacieuses et sa capacité à surmonter des défis uniques font de l’Afrique une source d’inspiration pour imaginer et déployer les solutions frugales qui permettent de faire face aux défis du monde qui arrive. Certes, le continent est confronté à des enjeux majeurs, tels que la connectivité ou l’accès aux services essentiels. Et pourtant, force est de constater que l’esprit d’entreprendre y est omniprésent et que partout la créativité à l’œuvre semble transformer les challenges en opportunités d’inventer, de créer de la valeur, de développer de nouvelles solutions au service des communautés. 

En 2050, un habitant sur quatre de la planète vivra sur le continent africain

Avec une population dont l’âge médian est 19 ans, loin des 44 ans européen, l’Afrique est le continent le plus jeune du monde. Et cette jeunesse est un moteur de changement. En 2050, un habitant sur quatre de la planète vivra sur le continent. A ceci s’ajoutent les 170 millions de personnes vivant en dehors du continent et constituant sa diaspora. Ces alliés qui en 2024 ont contribué à hauteur de 100 milliards d’USD à la richesse du continent, premier financeur loin devant les bailleurs internationaux. L’influence du continent et de ses talents sur l’évolution du monde est réelle, et l’article du New York Times du 28 octobre 2023 annonçant “comment le boom démographique africain va changer le monde” de conclure qu’améliorer la formation des talents et leur accessibilité dans l’emploi est l’affaire de tous. 

L’économie numérique représente un vivier intense d’opportunités

L’économie numérique représente là un vivier intense d’opportunités. D’ici 2030, ce sont plus de 230 millions d’emplois en Afrique qui exigent des compétences numériques, essentielles pour drainer l’emploi et plus largement contribuer à l’amélioration de la productivité des entreprises. Et les talents du continent l’ont bien compris. Il suffit de regarder la proportion de talents venant du continent qui suivent les cours sur des plateformes comme Coursera ou Open class room pour comprendre que la jeunesse africaine se forme en autonomie et a bien l’intention de contribuer à la transformation du monde. De la même manière, l’African Leadership University forme de Dakar à Maurice, en passant par Kigali, les leaders de demain venant du continent, ancrés dans leurs histoires, leurs cultures et formés aux nouvelles technologies.  

Pour illustrer le rôle central que l’Afrique et ses entrepreneurs jouent dans le déploiement de solutions d’adaptation à notre monde VICA (NDLR: volatile, incertain, complexe et ambigu), prenons quelques exemples de solutions venant d’Afrique qui sont déployées ou devraient l’être beaucoup plus massivement dans le monde entier. 

Le stress hydrique est une réalité. L’accès à l’eau potable doit connaître sa mue. Qu’à cela ne tienne, Kumulus, start-up tunisienne innovante, se consacre à faciliter l’accès à l’eau potable en utilisant une technologie révolutionnaire. Fondée en 2021 par Iheb Triki et Bilel Sahnoun, Kumulus développe des dispositifs capables de produire de l’eau potable en extrayant l’humidité de l’air ambiant. Constatant que l’humidité était présente dans le désert, ils ont eu l’idée d’allier innovation technologique et facilité d’usage pour permettre à de petites collectivités d’accéder facilement à l’eau potable. La technologie de Kumulus repose sur un processus de condensation, similaire à celui utilisé dans les climatiseurs, mais optimisé pour produire de l’eau potable. Les dispositifs Kumulus peuvent générer jusqu’à 30 litres d’eau potable par jour, en fonction des conditions atmosphériques. Cette eau est ensuite filtrée et minéralisée pour garantir sa pureté et sa sécurité pour la consommation humaine. Kumulus opère aujourd’hui entre la Tunisie et la France, et connaît un succès grandissant en Europe du Sud. 

85 millions d’emplois qui seront non pourvus d’ici 2030 dans le monde… Encore une opportunité de marché pour les edtech africaines

Dans un autre domaine, la tension sur les métiers du numérique s’accroît. A en croire les estimations du WEF, ce sont 85 millions d’emplois qui seront non pourvus d’ici 2030 dans le monde. Encore une opportunité de marché pour les edtech africaines. Par exemple, Sayna est une start-up Edtech malgache fondée en 2018 par Matina Razafimahefa. Elle se spécialise dans la formation aux compétences numériques et la fourniture de solutions permettant aux jeunes Africains d’entrer sur le marché du travail numérique. Sayna offre des cours techniques en développement web, programmation, et autres compétences numériques essentielles. Les étudiants travaillent sur des projets concrets, acquérant ainsi une expérience pratique précieuse. En plus de la formation, Sayna connecte les jeunes formés aux opportunités de travail en ligne, leur permettant de réaliser des micro-tâches pour des entreprises locales et internationales. Depuis sa création, Sayna a connu une croissance rapide. À ce jour, plus de 2000 personnes ont été formées grâce à la plateforme, avec un taux d’emploi d’environ 90 % pour les diplômés. La start-up prévoit de former 12 000 apprenants d’ici 2024 et de créer un réseau de plus de 3 000 « microtaskers » actifs, y compris en France. 

Précurseur mondial, la Fintech fleurit abondamment sur le continent

Précurseur mondial, la Fintech fleurit abondamment sur le continent. Evidemment, M Pesa, plateforme de transfert d’argent mobile qui a révolutionné les services financiers dès 2007 et inspiré des initiatives similaires à travers le monde, est emblématique du caractère pionnier des start ups du continent.. En 2024, M-Pesa continue de démontrer son impact massif avec plus de 51 millions d’utilisateurs actifs mensuels en Afrique. Autre exemple, le rachat de la start up nigériane Paystack par Stripe pour 200 M USD. Stripe a annoncé que cette acquisition lui permettait de renforcer sa présence en Afrique, de tirer parti de l’infrastructure et des relations de Paystack, et d’avancer vers son objectif de croissance mondiale dans le secteur des paiements numériques. Par delà une expansion géographique, l’innovation technologique déployée depuis le Nigeria était au cœur de ce rapprochement. 

En matière d’adaptation à des écosystèmes contraints, l’Afrique innove massivement dans le secteur de l’agriculture. Là encore les exemples foisonnent. Prenons WeFly Agri, fondée en 2017 en Côte d’Ivoire, qui révolutionne l’agriculture avec ses solutions technologiques de pointe. En utilisant des drones pour surveiller les champs, collecter des données précises et

optimiser l’utilisation des ressources, WeFly Agri permet aux agriculteurs d’améliorer leurs rendements tout en réduisant l’impact environnemental. Grâce à ces innovations, les pratiques agricoles deviennent plus durables, économisant l’eau et minimisant l’utilisation excessive d’engrais. L’acquisition de WeFly Agri par JooL International en 2021 est une reconnaissance de son potentiel transformateur. En intégrant WeFly Agri, JooL International renforce son engagement envers l’agriculture de précision et la transformation numérique, visant à offrir des solutions encore plus avancées et durables aux agriculteurs du monde entier. 

La liste des disruptions venues du continent est trop longue pour la rendre exhaustive. Un dernier exemple méconnu pourrait être l’impact d’une start up tunisienne sur la résolution de la pandémie du Covid 19. InstaDeep, fondée en 2014 par Karim Beguir et Zohra Slim en Tunisie, est une entreprise pionnière dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA). Née de la vision partagée de ses fondateurs de rendre l’IA accessible et utile, InstaDeep s’est fixé pour mission de transformer la manière dont les entreprises et les industries abordent leurs problèmes les plus pressants. L’idée est de démocratiser l’accès à des technologies d’IA de pointe, en mettant l’accent sur l’impact réel et tangible. Pendant la pandémie de COVID-19, InstaDeep a joué un rôle crucial en collaborant avec BioNTech, célèbre pour son développement de vaccins à ARNm. Grâce à des algorithmes d’IA sophistiqués, InstaDeep a aidé à analyser des données génomiques du virus SARS-CoV-2, identifiant rapidement les mutations et évaluant leur impact sur l’efficacité des vaccins. Cette analyse a permis une réponse rapide et efficace, contribuant à adapter les vaccins aux nouvelles variantes du virus. InstaDeep a également révolutionné le secteur de la logistique en utilisant l’IA pour optimiser les chaînes d’approvisionnement. Leurs algorithmes de machine learning ont permis d’améliorer l’efficacité des processus, réduisant les délais et les coûts, et assurant une distribution plus rapide des produits. Voilà démontrée de manière très concrète la puissance d’un IA au service du bien commun. Instadeep a été rachetée par BioNTech en 2023, pour une transaction évaluée à 680 M USD, la plus grosse enregistrée sur le continent. L’acquisition d’InstaDeep par BioNTech est une étape importante dans l’utilisation de l’IA pour accélérer l’innovation dans les biotechnologies. Elle marque également une reconnaissance significative du potentiel des start-ups technologiques africaines sur la scène mondiale, soulignant l’importance de l’innovation technologique dans la résolution des défis de santé publique mondiaux. 

Certes, l’Afrique continue d’attirer l’attention des investisseurs, mais reste encore trop un marché de niche par rapport aux géants mondiaux du financement des startups

Pour quiconque a la chance d’évoluer dans cet écosystème numérique africain, les sources d’exaltation sont nombreuses. A la hauteur de la stupéfaction devant le peu de financements consacrés à soutenir ce laboratoire vivant. En 2023, les start-up africaines ont levé un total de 3,2 milliards de dollars. En comparaison, le financement mondial des startups a atteint 285 milliards de dollars la même année. Cela signifie que les investissements en Afrique représentent environ 1,12 % du total des investissements mondiaux en capital-risque. En 2024, les startups africaines ont levé environ 466 millions de dollars au premier trimestre, marquant une baisse de 27 % par rapport au trimestre précédent. Cette baisse s’inscrit dans une tendance globale de ralentissement du financement du capital-risque, affectant particulièrement les phases avancées de financement. En parallèle, les opportunités sont très mal réparties parmi les 54 pays du continent. Les « Big Four » (Nigeria, Kenya, Afrique du

Sud et Égypte) continuent de dominer le paysage du financement des startups en Afrique, attirant 87 % des investissements. Et ce sont autour de 6% des fonds qui sont investis dans des start up menées par des équipes féminines. Les inégalités sont criantes, empêchant les énergies de se déployer comme elles le veulent. Certes, l’Afrique continue d’attirer l’attention des investisseurs, mais reste encore trop un marché de niche par rapport aux géants mondiaux du financement des startups. Et ce alors même que le continent regorge de créativité et de talents qui exploitent les défis pour les transformer en solutions frugales dans tous les secteurs d’activités. 

Certes, le secteur du capital-risque se structure sur le continent et des fonds très actifs comme Seeds Star ou Launch Africa se déploient. Ainsi, l’annonce récente d’un fonds Partech Africa II, en février 2024, avec un montant final de 280 millions d’euros (plus de 300 millions de dollars), est une bonne nouvelle. L’arrivée de nouveaux acteurs comme Ring ou Breega est également un signe positif. De nombreux fonds se lancent. Et peinent trop souvent à trouver des investisseurs institutionnels pour les suivre. Des fonds souverains se structurent, à l’instar du Fonds Mohamed VI, s’ouvrent à ces activités. Des fonds de fonds comme Averroès porté par la BPI accélèrent. Cependant, cela reste trop lent devant les besoins immenses et les enjeux de permettre à cette jeunesse créative d’entreprendre rapidement. Les investisseurs institutionnels d’Afrique et du monde entier doivent saisir cette opportunité de soutenir le déploiement de solutions innovantes venues du continent rapidement et massivement. 

L’Afrique ne doit pas être vue simplement comme un continent en rattrapage, mais comme un pionnier du monde de demain. En soutenant sa jeunesse, en célébrant ses innovations et en soutenant massivement le financement de ses solutions durables, le monde peut trouver des réponses à ses propres défis. L’avenir se construit aujourd’hui en Afrique, et il est grand temps que cela se sache.

*Avocate et diplômée de Sciences Po Paris en affaires internationales, je dispose de 20 ans d’expérience dans la structuration, le financement et le pilotage de projets d’innovation sociale en croissance, principalement en Afrique et en Amérique latine. Mon parcours m’ a permis de déployer des projets multi acteurs, dans une logique partenariale. Convaincue de la puissance de transformation des communautés et de leurs talents, j’utilise au quotidien des techniques d’animation de l’intelligence collective, notamment à travers des outils numériques.

Depuis dix ans, je concentre mes interventions sur le financement et l’accompagnement de start-ups déployant des solutions technologiques au service de l’économie réelle et des populations en Afrique. J’ai notamment créé et développé plusieurs programmes de préparation à la croissance et à la levée de fonds, comme le SIBC, avant de piloter la transformation de Digital Africa comme COO puis CEO.

J’interviens au sein de Lab innovation et ventures studios comme mentor sur les sujets de préparation à l’investissement, de stratégie et de gouvernance. En tant que membre de conseils d’administration et de comité de mission, je contribue à déployer de nouveaux modèles au sein des entreprises alliant rentabilité financière et performance sociétale.

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