Interview William Sonneborn : “Au cours des cinq à dix prochaines années, l’Afrique va devenir un exportateur d’idées et de technologies”
Membre du Groupe de la Banque mondiale, la Société financière internationale (IFC) est la principale institution de développement axée sur le secteur privé dans les pays émergents. “Investisseur avant tout”, elle mène des opérations dans plus d'une centaine de pays, dont l’Afrique. Dans sa feuille de route, le secteur technologique et ses acteurs. William Sonneborn, directeur principal, supervisant les investissements dans les technologies disruptives, les industries créatives et les fonds, en livre les enjeux et les objectifs.
Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed
L’écosystème tech africain, évolue, vite et révèle son impact sur les économies africaines, sur les sociétés. Quels sont ses atouts, ses failles ?
L’économie de l’entrepreneuriat technologique en Afrique est dynamique, comme vous l’avez mentionné. Elle connaît une croissance très rapide, mais elle est historiquement concentrée sur quatre marchés clés : l’Afrique du Sud, le Kenya, le Nigéria et l’Égypte. Il y a donc un déséquilibre. Et même au sein de ces quatre marchés, il y a une concentration sur le secteur de la fintech. Environ 40 % des financements et des réussites vont vers la fintech. Notre travail consiste donc à étendre ces réussites à d’autres parties du continent, et c’est ainsi que nous construisons des écosystèmes. Nous l’avons fait à l’origine au Kenya, en Afrique du Sud et en Égypte. Aujourd’hui, nous le faisons dans des pays comme la Tunisie, l’Éthiopie, le Maroc ou le Ghana, pour essayer de favoriser des opportunités de création d’entreprises, pour, au final, créer de l’emploi. Car finalement c’est cela l’enjeu : créer des emplois pour les jeunes, qui sont nombreux en Afrique. Et avec des emplois, vous avez de l’espoir.
Comment l’IFC accompagne les acteurs de cet écosystème en termes de financement, de renforcement de compétences et autres ?
Nous nous concentrons essentiellement sur trois piliers de l’écosystème des startups en Afrique.
Le premier consiste à poser les fondements pour le développement des marchés naissants. Un bon exemple est le travail que nous avons effectué avec un consultant sur l’Éthiopie. C’était il y a environ un an et demi. Dans un pays de la taille de l’Éthiopie, avec une population de plus de 120 millions d’habitants, savez-vous combien de startups il y avait en Éthiopie ? Au total ? 7. Nous avons réalisé que c’était un problème. Nous nous sommes donc associés à ce partenaire afin de proposer à 350 jeunes femmes âgées de 18 à 22 ans une formation dans une école de codage accompagnée de mentoring. Nous pensions que, sur les 350 femmes aidées, 90% finiraient par travailler pour une entité publique, Ethiopian Airlines, Ethiopian Telecom, ou travailler dans le domaine de la technologie. A la vérité, 90 % de ces femmes ont déclaré, à la fin du programme, qu’elles voulaient créer leur entreprise.
Aujourd’hui, nous nous rendons compte que la raison pour laquelle il n’y avait que 7 startups, ce n’est pas par manque d’intérêt ou de capacité, mais par manque de financement. C’est aussi en raison de la politique gouvernementale et de la réglementation qui font qu’il faut plus d’un an pour créer une start-up en Éthiopie. Nous travaillons donc avec nos collègues de la Banque mondiale pour mettre en place une loi sur les startups en Éthiopie afin de créer un climat des affaires plus attractif pour les startups technologiques.
Nous travaillons également à mettre en place le premier incubateur du pays, aux moyens de proposer un capital de départ aux startups – en assurant l’équilibre hommes / femmes dans les bénéficiaires, ce qui est également important pour nous.
Au fil du temps, nous devrons intervenir en investissant directement, ce que nous faisons dans les séries A et B, les phases de croissance, pour accélérer ces réussites. Nous l’avons fait en Afrique du Sud, au Kenya, au Nigeria et en Égypte mais aussi au Sénégal avec Wave la première « licorne » du Sénégal et plus largement de l’Afrique francophone. Cela fait partie de notre mission. Nous sommes avant tout un investisseur. Pour revenir sur cet exemple, Wave propose un portefeuille d’argent mobile grâce auquel ses clients peuvent payer électroniquement des biens et services, transférer de l’argent, acheter du temps d’antenne ou payer leurs factures – tout cela, instantanément, directement depuis leur smartphone et à une fraction du prix et de l’effort. Sans surprise, depuis sa création (2017), Wave atteint déjà plus de 11 millions de clients par mois.
Le troisième pilier que nous avons développé, c’est l’investissement. Nous avons investi environ trois milliards et demi de dollars dans l’écosystème technologique en Afrique au cours des huit dernières années, et cela s’accélère. Au cours des huit prochaines années, nous pourrions investir bien plus.
En effet, si l’on considère l’Afrique en ramenant les chiffres au nombre d’habitants, la pénétration du capital-risque y est 50 fois moins importante qu’ici, en France, où se tient VivaTech. Nous devons uniformiser les règles du jeu. Pour ce faire, la SFI doit investir et inciter les acteurs du secteur privé à investir à nos côtés pour développer ces entreprises. C’est un élément important dans notre travail. Si l’on résume, l’intervention de la SFI, il s’agit d’accompagner les évolutions réglementaires, de participer à la structuration des écosystèmes, d’assurer un équilibre hommes femmes en termes d’opportunité et enfin d’investir en direct – tout en proposant un apport en capitaux, en conseils et en assistance grâce notre réseau mondial pour donner à ces entreprises de meilleures chances de réussite.
Cette année encore, vous êtes présents à VivaTech notamment à travers les Africa Tech Awards. Quel est l’intérêt de cette initiative ?
L’objectif est de mobiliser d’autres investisseurs pour les encourager à injecter des fonds dans des entreprises technologiques africaines. L’année dernière s’est tenue la première édition, avec le lancement, en partenariat avec VivaTech, des Africatech Awards, axés sur trois catégories : « fintech », « climate tech », et « health tech ».
La semaine dernière, des centaines de milliers de personnes ont suivi, en streaming, ce qui se passait à VivaTech. L’idée est de montrer de très bonnes startups africaines dans une salle remplie d’investisseurs en capital-risque venus du monde entier à la recherche d’idées et de startups innovantes. On utilise la visibilité donnée à ces prix pour promouvoir les gagnants sur la scène mondiale. Et continuons à développer cet axe, comme c’est le cas depuis deux ans. Le nombre de nominations a augmenté de 30 % entre la première et la deuxième édition.
Et ce qui est formidable, c’est que la qualité des candidatures est extraordinaire. Nous avons fait venir neuf finalistes d’Afrique à Paris, parmi lesquels trois ont été distingués le 15 juin comme lauréats des 2023 Africa Tech Awards, une startup par catégorie. Mais pendant trois jours, les neuf finalistes ont pu rencontrer des investisseurs à VivaTech.
Nous avons une équipe composée de Deloitte en tant que juge indépendant, d’un juge venu de la SFI et de plusieurs autres juges issus de sociétés de capital-risque pour l’attribution des prix, pour s’assurer de l’impartialité et de l’indépendance du concours.
Ce qui compte vraiment dans la sélection de ces startups, c’est le caractère disruptif des idées et des modèles de développement proposés – à la fois en termes de rendement financier pour un investisseur et d’impact sur le développement. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous concentrons sur la fintech, le climat, et la technologie de la santé.
La « fintech » c’est bien évidemment pour accompagner l’inclusion financière. La « health tech », c’est parce qu’il sera difficile d’augmenter drastiquement le nombre de médecins sur le continent pour accompagner les besoins d’une population qui va doubler dans les dix prochaines années, mais grâce à la technologie et à ces innovations, on pourra améliorer l’efficacité des systèmes de santé. La « climate tech » c’est parce que l’Afrique est au cœur des enjeux du changement climatique ; et donc il y a un besoin de trouver de nouvelles approches pour adapter l’agriculture, développer l’économie circulaire, repenser la production d’énergie.
Puisqu’il faut construire un grand nombre d’infrastructures en Afrique, alors autant développer les infrastructures les plus innovantes, proches de la plupart des réalisations de l’Europe, des États-Unis, de l’Australie et du Japon, et apportons l’accompagnement le mieux adapté qui fera de l’Afrique le modèle des économies les plus efficientes sur le plan climatiques, les plus productives et les plus innovantes du monde.
Comment ces innovations Made in Africa peuvent inspirer le monde dans ce contexte de crise énergétique, de ressources, de changement climatique… ?
L’Afrique est déjà une source d’inspiration…Ce qui est formidable avec ces jeunes connectés au numérique, c’est qu’ils saisissent rapidement des idées qui ne sont pas seulement innovantes dans le contexte de leur pays, de leur région. Ils proposent des idées qui peuvent réellement rendre service au monde entier.
Je vais vous donner un exemple. Google Maps, comme vous le savez, est utilisé partout dans le monde. Malheureusement, Google Maps ne fonctionnait pas en Afrique, et personne dans la Silicon Valley n’arrivait à comprendre pourquoi. Google a ouvert un centre d’intelligence artificielle à Accra. Le chef de ce centre a identifié la faille technique à l’origine des difficultés de fonctionnement de Google Maps ne fonctionnait pas en Afrique. C’est ce qui a permis à Google de commencer à opérer sur le continent. C’est là que Google s’est rendu compte que cette découverte pouvait aussi améliorer Google Maps aux États-Unis, en France, en Espagne, en Chine, à Singapour et en Australie. C’est de là qu’est venue l’innovation pour faire progresser Google Maps.
Un autre exemple est celui de la startup tunisienne d’InstaDeep. Spécialiste de l’intelligence artificielle, cette société est une success story avec une équipe composée de scientifiques spécialisés dans l’apprentissage automatique ont créé, à l’aide d’une série d’algorithmes, des moyens d’analyser les données afin d’améliorer la prise de décision. Pfizer et BioNtech se sont empressés de mettre au point le vaccin COVID, ils se sont alors tourné cette startup technologique tunisienne spécialisée dans l’apprentissage automatique de l’IA pour les aider à avancer. BioNTech a ensuite racheté InstaDeep il y a environ un an pour une somme très importante. Cela montre que la technologie sur le continent est en train de devenir un service public mondial, et pas seulement un service public local.
Quand on voit la rapidité avec laquelle l’Afrique a innové en matière d’argent mobile et de solutions fintech par rapport à n’importe quelle autre partie du monde, on ne peut que s’en réjouir. Ce qui est intéressant c’est qu’une innovation en Afrique est en vérité exceptionnelle compte tenu des défis structurels de ce continent, et peut facilement être déployée dans le monde entier.
Je suis donc très enthousiaste à l’idée qu’au cours des cinq à dix prochaines années, l’Afrique puisse non seulement innover, mais aussi innover pour le monde entier et devenir un exportateur non seulement de minéraux, de métaux précieux et de pétrole, mais aussi un exportateur d’idées et de technologies.
*William Sonneborn est le Directeur en charge des Technologies et fonds disruptifs à la SFI. Il a rejoint l’institution il y a un trois ans après avoir passé 30 ans dans le secteur privé, notamment au sein du comité de gestion de la société mondiale d’investissement alternatif KKR.
Pour aider à construire l’économie numérique en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale et au Pakistan, la SFI a lancé en novembre 2022 une nouvelle plateforme de 225 millions de dollars pour renforcer les écosystèmes de capital-risque et investir dans des entreprises en phase de démarrage qui relèvent les défis du développement grâce à des innovations technologiques dans les domaines du climat, des soins de santé, de l’éducation, de l’agriculture, du commerce électronique et d’autres secteurs.
La SFI s’est engagée de longue date auprès des start ups, Parmi ses initiatives figure le lancement en 2026 du Startup Catalyst – conçu pour investir dans des incubateurs, des accélérateurs et des fonds d’amorçage soutenant des startups innovantes en phase de démarrage dans les marchés émergents en proposant mentorat, mise en réseau et financement. À ce jour, le Startup Catalyst a soutenu 19 accélérateurs et fonds d’amorçage qui ont investi dans plus de 1 180 startups dans 24 marchés émergents. L’a SFI récemment doublé le programme avec un nouveau pool de 60 millions de dollars
Africatech Awards 2023 : connecter les startups africaines avec les investisseurs
Pour la seconde fois, IFC s’est associé à Vivatech pour organiser les AfricaTech Awards. Une initiative qui vise à créer de nouvelles opportunités pour les entreprises technologiques qui ont un impact transformationnel à travers l’Afrique. Les lauréats des prix ont accès à des dirigeants et des cadres supérieurs de l’industrie technologique et à une visibilité accrue auprès des investisseurs mondiaux, y compris IFC. L’édition inaugurale des prix, qui a été lancée l’année dernière, a attiré plus de 300 candidats.
Comme l’année dernière, les prix se sont concentrés sur les startups proposant des solutions à fort impact dans les secteurs des technologies climatiques, de la santé et de la finance, trois secteurs qui jouent un rôle clé dans la stimulation d’une croissance durable et inclusive à travers le continent. Le concours a reçu plus de 380 candidatures, soit une augmentation de 30 % par rapport au nombre d’entrepreneurs ayant postulé en 2022.
Les lauréats de 2023 ont été dévoilés le 15 juin lors d’une cérémonie organisée en marge de Vivatech.
- Lauréat de la catégorie « Climate Tech » : Kubik une startup kényane qui transforme les déchets plastiques difficiles à recycler en matériaux de construction durables et peu coûteux.
- Lauréat de la catégorie « Health Tech » : Waspito basée à Douala au Cameroun qui propose des consultations vidéo instantanées avec des médecins, des laboratoires mobiles et des services de pharmacie, le tout relié par un réseau social de santé.
- Lauréat de la catégorie « FinTech » : Curacel une entreprise nigériane de technologie de l’assurance qui fournit des solutions technologiques faciles à utiliser pour aider les assureurs à distribuer leurs produits, à automatiser les réclamations, les processus et à favoriser l’inclusion de l’assurance dans toute l’Afrique. Son objectif est de construire les bases qui rendront l’assurance plus abordable et plus disponible pour le prochain milliard de personnes dans les marchés émergents.
L’année dernière, les trois startups lauréates ont pu tirer parti de ce prix pour développer leur activité et multiplier leur impact :
- La société de recyclage des déchets électroniques WEEE Centre a signé de nouveaux accords commerciaux et étendu ses activités à 15 pays africains ;
- La plateforme de livraison de produits pharmaceutiques Chefaa, basée au Caire, s’est développée en Égypte et a été lancée en Arabie saoudite ;
- La startup sud-africaine Click2Sure, spécialisée dans l’assurance, a connu une croissance de plus de 40 % depuis qu’elle a remporté le prix l’année dernière.