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INTERVIEW – Tayeb Amegroud : « Avec les énergies renouvelables, l’Afrique peut faire un saut qualitatif et quantitatif, comme pour la téléphonie mobile”

Expert en planification énergétique, senior fellow au Policy Center au Maroc, Tayeb Amegroud croit au potentiel africain pour intégrer les énergies renouvelables dans l’économie. Sans nier les défis qui restent à surmonter. 

Propos recueillis par Mérième Alaoui 

Quel état des lieux faites-vous du développement des énergies renouvelables en Afrique ? 

Pour moi, le grand chantier de l’Afrique reste l’accès simple à l’énergie. Entre 600 à 700 millions d’Africains, plus de la moitié de la population, n’ont toujours pas accès à l’électricité. Certains pays ont un taux d’accès proche des 10%, comme la Centrafrique, le Tchad ou le Malawi. Quand on traite de l’énergie en général, il faut faire une distinction entre l’Afrique du Nord, l’Afrique du Sud et le reste du continent. En ce qui concerne les énergies renouvelables, elles contribuent à peine 10% de la production d’électricité, même si cela a augmenté cette dernière décennie. Une bonne partie provient de l’hydroélectricité, 6,5%. L’éolien et le solaire sont autour de 4%. Mais ce qui est très encourageant, c’est que les installations solaires ont beaucoup augmenté depuis une dizaine d’années, atteignant une croissance à deux chiffres. La plupart des pays ont mis en place des objectifs à atteindre, à horizon 2030, il y a donc une volonté générale et partagée d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables. 

Est-ce que la prise de conscience du dérèglement climatique explique à elle seule cette progression rapide ? 

La question du climat joue un rôle dans les politiques énergétiques des pays du continent, mais ce n’est pas le facteur décisif. L’Afrique n’est pas responsable du stock des émissions dans l’atmosphère. Les émissions africaines pèsent à peine 5% à peu près pour une population qui représente 17% au niveau mondial. Aujourd’hui, ces investissements sont, aussi, réalisés pour des raisons économiques. Les énergies solaires, notamment le photovoltaïque, offrent une alternative pratique et bien moins coûteuse pour permettre aux communautés d’accéder à l’électricité rapidement et facilement. 

Le secteur a connu une baisse importante du coût d’équipement. Les prix des modules photovoltaïques ont été divisés par cinq depuis 2012. Le solaire peut se décliner en plusieurs versions, il s’adapte parfaitement à la réalité et au contexte africain. Les grandes fermes solaires photovoltaïques centralisées comme celles construites au Maroc, en Egypte et d’autres pays, combinées parfois avec une solution de stockage peuvent répondre aux besoins des grands centres urbains ou être intégrées dans le cadre d’un système électrique interconnecté. Par ailleurs, les communautés ou régions aux tailles intermédiaires peuvent être alimentées par des micro-réseaux isolés. Les communautés éparpillées peuvent être alimentées avec des systèmes sur le toit. 

Le Maroc est présenté comme un leader sur le solaire. Vous confirmez ?  

Disons que le Maroc est un bon premier de la classe dans sa catégorie, mais pas un leader mondial. Depuis 2010, il est vrai, des annonces assez ambitieuses ont été faites. En 2015, au lendemain de la Cop 21 et lors de la Cop 22, ces ambitions tablaient sur 42% de part d’énergie renouvelable dans la capacité totale de production d’électricité. Aujourd’hui, nous en sommes à 35%. Tout a pris beaucoup de retard, notamment pour la partie solaire. Dans le secteur de l’éolien, nous sommes en adéquation avec les ambitions. Mais les objectifs ont été révisés à la hausse pour 2030 et 2050. Tout cela avance dans un contexte bousculé : la pandémie du Covid, une crise économique globale, une importante inflation. Globalement, les résultats ne sont pas mauvais, mais nous pouvons faire bien mieux. 

Comment expliquer ce retard ? Le Maroc n’a pourtant pas de problème de financement …  

L’accès au financement est moins compliqué au Maroc que dans d’autres pays. C’est juste un problème de gouvernance interne au secteur. Les deux principales agences publiques ne sont pas alignées. Il y a un décalage entre la volonté politique réelle, au plus haut niveau, qui exprime d’ailleurs son mécontentement, et la réalité du terrain. 

Justement, en ce qui concerne le solaire, comment le continent pourrait-il profiter davantage de cette énergie dont il regorge naturellement ? 

Le potentiel de l’énergie solaire est très important, en effet. Le continent est très bien doté et dispose d’un ensoleillement conséquent. Les ressources hydrauliques demeurent également sous-exploitées, notamment en Afrique centrale. Le projet de barrage Inga III en RDC est évoqué depuis les années 70. S’il est réalisé, il sera l’un des plus grands au monde et pourra alimenter plusieurs pays de la région.  Il y a aussi la construction du barrage Renaissance, sur le Nil bleu, en Ethiopie. Mais ce genre de projet apporte aussi son lot de controverses. La faune est déplacée, des communautés sont amenées à déménager. Cela peut même provoquer des conflits géopolitiques, comme entre l’Egypte et l’Ethiopie. Il y a une autre forme d’énergie naturelle très prometteuse notamment dans la Corne de l’Afrique, c’est la géothermie, l’exploitation de la chaleur souterraine. Je pense à Djibouti, l’Erythrée, la Somalie et l’ Ethiopie. 

Accélérer l’accès aux énergies renouvelables serait-il une façon rapide de rattraper le temps perdu ?  

Je dirais même que l’Afrique peut faire un saut qualitatif et quantitatif, comme pour la téléphonie mobile, en faisant l’économie d’une phase intermédiaire. Par exemple, au Maroc, nous sommes d’abord passés par la téléphonie fixe et donc le développement d’un réseau étendu de lignes téléphoniques et les infrastructures associées. Tout cela coûte beaucoup trop d’argent et est compliqué à mettre en place. D’autres pays, en Afrique subsaharienne, ont fait l’économie de cette phase et sont aujourd’hui connectés grâce à la téléphonie mobile. 

A la veille de la COP 27, vous êtes donc plutôt confiant sur le développement des énergies vertes en Afrique ? 

Je pense que nous pouvons rattraper le retard. Mais il y a une multiplication de facteurs qui font que la dynamique enclenchée en 2010 a été ralentie. La pandémie, la crise alimentaire, le surendettement des pays africains, la dette publique est passée de 30 à 60% pour ces pays, c’est considérable par rapport à leur capacité de remboursement. Sans oublier la guerre russo-ukrainienne. Peut-être que, pour les années à venir,  les choses vont avancer péniblement, mais sur le long terme, ces ressources ne peuvent que se développer davantage.  

Des gisements d’énergie fossiles ont récemment été découverts, notamment de gaz. L’Afrique peut difficilement se couper de cette manne, au regard du contexte géopolitique… 

En effet, des gisements assez importants ont été découverts au Mozambique, en Ouganda, en Tanzanie, au Ghana, à la frontière maritime entre le Sénégal et la Mauritanie… Pour moi, le dilemme est le suivant : développer l’exploitation de ces ressources énergétiques fossiles pour contribuer à la prospérité et le développement socio-économique des pays ou lutter contre le réchauffement climatique… Les contraintes et les défis du court terme prennent le dessus. À juste titre, je pense. Ce sont des ressources importantes, il y a une demande croissante, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les prix de la plupart des énergies fossiles ont atteint des niveaux jamais observés. Cette question rejoint finalement celle de la justice climatique. Ces pays ne peuvent pas renoncer à l’exploitation de ces ressources alors qu’ils sont peu pollueurs et non responsables d’une bonne partie du cumul des émissions. Si la solidarité tarde à venir, au-delà de quelques gestes, il sera difficile pour les pays développés de critiquer cette position.  

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