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Interview Pierre Vermeren : « Il serait beaucoup plus utile pour tout le monde que le Moyen-Orient investisse en Afrique »

Si le Moyen-Orient arrive progressivement sur le continent africain pour investir, les pays du continent ont déjà un arrière goût de la gestion de leurs richesses par d’autres acteurs internationaux de régions très différentes. Le Moyen-Orient devra s’appuyer sur ses forts capitaux et créer de nouveaux liens, presque d’égal à égal. Pierre Vermeren, historien, rappelle les jeux d’influence dans lesquels le Moyen-Orient s’inscrit.  

Propos recueillis par Yousra Gouja

On note que les pays du Moyen-Orient, d’abord de simples donateurs, deviennent progressivement des investisseurs majeurs en Afrique. Comment expliquer cette nouvelle orientation ?

C’est un rattrapage après beaucoup de retard. Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont longtemps été polarisés par l’Europe et de plus en plus par l’Asie. Mais au moment où l’Europe cherche à se passer des hydrocarbures, il est normal que le Moyen-Orient cherche de nouveaux et futurs clients. L’Afrique est tout indiquée puisqu’elle offre de nombreuses possibilités : elle est très riche en matières premières, et offre une croissance rapide. Le Moyen-Orient peut donc apporter ses capitaux et compétences dans une région frappée à la fois par une scolarisation déficiente et une fuite des cerveaux les plus qualifiés, ce qui bloque le développement.

Concrètement, qu’est-ce que les pays du Moyen-Orient attendent de l’Afrique ? Et qu’est-ce que l’Afrique a à gagner de ces nouveaux partenariats ? 

En premier l’énergie pour les pays dépourvus, en second des capitaux, qui sont abondants au Moyen-Orient, et en troisième du savoir-faire notamment technique (ingénieurs, informaticiens, médecins…). Mais partout la concurrence est rude, car l’Europe aspire vers elle une partie des compétences, notamment médicales. La question est moins celle de la coopération militaire qu’au Moyen-Orient, qui est lancée dans une véritable course aux armements, car la plupart des pays d’Afrique sont en paix. En dehors de, la Corne de l’Afrique et au Sahel.. 

Ceci dit, les pays du Moyen-Orient sont eux-mêmes en concurrence sur le continent où se joue également une guerre d’influence entre les grandes puissances (Chine, France, la Russie et la Turquie etc.). Cela implique un changement géopolitique ?  

Il faut distinguer quels pays. Historiquement, la Libye de Kadhafi et l’Algérie, pour promouvoir la révolution et la lutte anti-impérialiste, et l’Arabie Saoudite pour promouvoir le salafisme, sont les plus investis en Afrique. Ajoutons l’Égypte qui a toujours polarisé l’Afrique islamique en direction d’Al Azhar. Aujourd’hui, l’Algérie et la Libye se sont désimpliquées au profit du Maroc et d’Israël ; et l’Arabie Saoudite y semble moins active que le Qatar, voire la Turquie, qui poussent le salafisme à leur tour. Les différents pays du Moyen-Orient ont des intérêts très différents en Afrique, et leurs champs d’action sont contradictoires. Il n’y a pas d’unité d’action des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord en Afrique subsaharienne. La Russie, la Chine et les Occidentaux ont des approches tout aussi différentes, elles-mêmes contradictoires avec les Orientaux.

« Les pays africains ont très bien compris ce grand désordre mondial, et ils font leur marché en jouant de ces rivalités » 

Mais de fait, un des grands problèmes de la région, c’est l’extrême faiblesse d’un certain nombre d’États, notamment au Sahel, ce qui complique les choses.

Dans quelle mesure un rapprochement entre l’Afrique et le Moyen-Orient peut changer la donne sur le continent ? Et sur la scène internationale plus largement ?

C’est dans l’ordre des choses car tout le monde aimerait que le Moyen-Orient prenne sa part de l’immigration africaine, de l’investissement et du co-développement en Afrique. Au lieu de gaspiller des centaines de milliards d’euros chaque année dans la course aux armements et les dépenses somptuaires ou luxueuses, il serait beaucoup plus utile pour tout le monde que le Moyen-Orient investisse en Afrique, comme le fait la Chine à son seul profit, mais aussi l’Europe. Ce serait une solidarité de fait pour un monde plus équilibré, moins polarisé et finalement plus apaisé.

*Pierre Vermeren, Professeur d’histoire à Paris 1 en histoire des sociétés berbères et arabes contemporaines.  A récemment publié Le Maroc en 100 questions, un royaume de paradoxes, Tallandier, Paris, mai 2020 ; et Histoire de l’Algérie contemporaine, Nouveau Monde éditions, Paris, juin 2022.

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