The month of record

Interview Philippe Marchesin : « Une schizophrénie française»

Solidarité ou influence, il faut choisir. C’est la conclusion des travaux du professeur Philippe Marchesin*. Alors que la France annonce une nouvelle orientation de sa politique d’aide au développement, le spécialiste des questions de coopération et de développement revient sur les évolutions de l’aide au développement française, qu’il juge inféodée à sa politique étrangère. 

Propos recueillis par DBM 

Dans votre livre, vous revenez sur cinquante ans d’aide au développement française. Avec un constat, cela ne marche pas. Pourquoi selon vous ? 

Parce qu’on n’a jamais procédé de la bonne façon. On a commencé par une aide au développement- la coopération d’antan- qui était avant tout la continuation de la colonisation, comme le rappelle Albert Bourgi (NDLR : professeur de droit public franco-sénégalais et auteur notamment de l’essai « La politique française de coopération en Afrique : le cas du Sénégal »). La situation a depuis peut-être évolué mais la première question est de s’interroger sur le niveau quantitatif de cette aide. La preuve, dans les années 60, l’aide publique au développement (APD) excédait 1% du PIB- contre 0,55 % aujourd’hui- et cela n’a pas changé grand-chose car l’argent était mal utilisé ou pas comme il le fallait. 

Dès lors, comment l’utiliser à bon escient ? Il faut tout simplement relire les grands textes sur l’APD, et pour la France actuellement, c’est la loi du 4 août 2021, où l’on voit bien que l’aide publique est articulée autour de plusieurs objectifs, le premier d’entre eux étant la lutte contre la pauvreté. Cet objectif, réaffirmé depuis plus de cinquante ans n’est, à mon avis, pas pris au sérieux. On est très loin du compte et si on regarde les secteurs les plus intéressants, l’éducation et la santé, il y a peut-être quelques progrès mais c’est un peu le miroir aux alouettes. Par exemple, quand on parle d’aide en matière d’éducation, on pourrait parfaitement inclure des bourses accordées à des personnes pas très concernées par la pauvreté. Ou si l’on parle d’un hôpital, d’un établissement de santé dans une capitale… Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’éducation de base et la santé primaire. Et là, le constat est carrément mauvais : si on regarde le dernier passage en revue de l’aide française par l’OCDE, en 2018, on voit que ces secteurs-clés ne totalisent que 2% de l’aide. Et là encore, il faudrait avoir des définitions précises sur ce qui est inclus dans cette aide : dons, subventions, prêts… Tout cela est très confus. 

« L’Agence française de développement, qui fait de manière écrasante des prêts, est une banque. Il ne faut pas l’oublier »

L’Agence française de développement, qui fait de manière écrasante des prêts, est une banque. Il ne faut pas l’oublier. Et elle fait des bénéfices, gagnant environ 200 millions d’euros annuels de profits. Parce qu’un prêt, il faut le rembourser, et avec des intérêts. Donc on n’agit pas contre la pauvreté et surtout pas tout en bas de l’échelle. Il faudrait faire moins quantitativement et mieux qualitativement. 

La réorientation en cours de l‘APD française s’inscrit-elle dans ce sens ? 

En fait, on est en pleine schizophrénie depuis le début puisque le plan Sarraut préconisait, dès 1923, de lier le devoir et l’intérêt. Et jusqu’à la loi susmentionnée de 2021, intitulée « Développement solidaire et lutte contre les inégalités mondiales ». Pourtant, dès le début de la loi de 2021, on nous dit que l’aide au développement est un pilier de la politique étrangère française. Et cela, c’est contradictoire ! On ne peut pas faire de la solidarité et de l’influence. Il faut choisir. Et s’il faut faire un choix, on choisira l’intérêt bien compris plutôt que la solidarité. Pis, ce phénomène a encore été accentué avec la politique de la diplomatie économique, introduite par Laurent Fabius (ancien ministre français des Affaires étrangères, ndlr), qui est devenue la doctrine du ministère des Affaires étrangères et qui se décline dans tous les secteurs. Au final, cette diplomatie intéresse plus le donateur que le bénéficiaire. 

« L’une des leçons de l’anthropologie du développement est que l’on ne développe pas, on se développe ».

Or, l’une des leçons de l’anthropologie du développement est que « l’on ne développe pas, on se développe ». En clair, comment peut-on avoir une appropriation de l’aide sur place, si l’initiative vient d’ici ?

Du côté des bénéficiaires, on veut aujourd’hui plus de co-développement, avec une tendance à donner directement aux ONG et aux entreprises, au détriment des traditionnels canaux étatiques. Une approche à préconiser selon vous ?

Oui, bien sûr. Mais dans la pratique, cela se fait-il réellement ? Il y a quand même une grande partie de l’aide qui passe par les États, avec ensuite beaucoup de déperdition. Prendre les entreprises au sérieux,  c’est bien, mais encore faut-il prendre en compte le tissu industriel, avec essentiellement des TPE. De même, je ne pense pas qu’on s’intéresse suffisamment au secteur informel, ce qui serait pourtant très intéressant.  J’ai remarqué que la solidarité en France, sur le plan interne, se pratique de façon directe. Dès qu’on passe à l’international, cela devient de l’influence. Il faut en tirer les conséquences et développer les aides directes. On sait par exemple que parmi les pauvres, 80 % se trouvent dans les zones rurales. Alors pourquoi ne pas concentrer les efforts sur ce secteur ? On sait par ailleurs qu’on aura besoin d’un certain type d’agriculture, notamment écologique. Pourquoi ne pas fournir plus d’aide directe aux communautés paysannes qui vont dans ce sens ? Autre point qui questionne : dans le cadre de nos travaux, nous avons observé que le taux de retour de l’aide est de 90% pour l’aide multilatérale. Comment s’attendre avec de tels taux de retour, à ce que ce soutien soit efficace sur place ? Or dans le même temps, on nous parle d’un « monde en commun », ce qui est le slogan de l’AFD, tel un nouveau paradigme…

« On est encore dans une parfaite schizophrénie, une parfaite ambiguïté »

Mais attention, un nouveau paradigme signifie remettre en cause la définition, l’approche de la solidarité. On est encore dans une parfaite schizophrénie, une parfaite ambiguïté…D’une part, on se félicite de l’augmentation de l’aide mais par ailleurs l’approche originale de cette solidarité est remise en cause.  Il faudra suivre la manière dont seront utilisés les dons qui vont résulter de l’augmentation de l’APD. On verra alors si l’on va vers quelque chose qui se traduit concrètement par une amélioration des conditions de vie des populations…ou non. On peut certes aider quelques start-up mais à un moment, il faut revenir vers l’objectif premier, qui est la lutte contre la pauvreté. 

L’autre évolution qui pose problème, au niveau européen, c’est le nouvel accord qui va remplacer les accords de Cotonou, et qui va se traduire par une marginalisation du développement puisque dorénavant, contrairement au Fonds européen de Développement (FED), qui ne prenait en compte que le développement, l’UE donnera plusieurs objectifs au successeur du FED- l’Instrument du voisinage, du développement et de la coopération internationale (NDICI)- dont le développement mais qui devra composer avec d’autres thématiques telles que la sécurité et la lutte contre l’immigration.  

Selon vous, que peut-on attendre de ce « new deal » que nous promet ce prochain sommet UE-UA ? 

La France est un grand État européen et n’agira pas différemment sur le plan européen et national. Si on veut être cohérent, elle ira dans la même direction, avec les préoccupations du donateur et notamment de la France, à savoir la sécurité et l’immigration. Et là, on ne va pas avancer en matière de développement. Je parlerais même de régression ou tout au moins de surplace. Avec parfois de véritables aberrations : le Sahel importe aujourd’hui du lait en poudre de l’Union européenne alors que s’il y a bien une région où a il y a du bétail, c’est bien le Sahel ! De la même façon, comment se fait-il que le Nigeria importe du pétrole alors qu’il est le premier producteur d’or noir du continent ? 

« On utilise l’aide au développement comme un levier de sa propre puissance plus que comme un appui à un accompagnement, à une initiative locale qui consisterait, au niveau le plus élémentaire, à enclencher une dynamique vertueuse en matière de développement »

Au final, on utilise l’aide au développement comme un levier de sa propre puissance plus que comme un appui à un accompagnement, à une initiative locale qui consisterait, au niveau le plus élémentaire, à enclencher une dynamique vertueuse en matière de développement.  Et quand on interpelle à ce sujet les responsables de l’aide, on nous dit « tout le monde fait pareil ». C’est bien là un argument pour ne pas changer… 

*Spécialiste des questions de coopération et de développement, Philippe Marchesin est enseignant-chercheur au département de science politique de l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, où il a dirigé le Master en développement et coopération internationale ainsi que le Master en Études africaines.

« La politique française de coopération : je t’aide, moi non plus », L’Harmattan, 2021, 684 pages

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page