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Interview Nadia Hathroubi-Safsaf : « Oum Kalthoum, on pense la connaître, mais on ne la connaît pas »

Près d’un demi-siècle après sa mort, elle continue de hanter les ondes comme les mémoires. Icône de la chanson arabe, mythique, éternelle, l’Égyptienne Oum Kalthoum a traversé les décennies comme les cœurs, marquant la culture arabe de son empreinte. Nadia Hathroubi-Safsaf et Chadia Loueslati lui ont consacré un livre, plus précisément, une bande dessinée. Explications avec l’auteur.

Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed

Pourquoi Oum Kalthoum et pourquoi ce format, original, une bande dessinée ? 

C’est lié à ma rencontre avec Chadia Loueslati. Je devais réaliser son portrait pour le Courrier à l’occasion de la sortie de son livre. C’est une dessinatrice qui m’intéressait beaucoup. Je suis allée à Chartres pour la rencontrer. On a tout de suite accroché. Je voulais faire quelque chose avec elle. J’aime la BD, cela faisait un moment que je voulais en faire une, il fallait attendre la bonne personne, trouver le sujet. 

Étant toutes deux Franco-tunisiennes, je lui propose une bande dessinée sur la révolution tunisienne, en partant du viol de Mérième par des policiers. Un sujet lourd pour un premier scénario de BD. Chadia pense à autre chose. Oum Kalthoum. Une figure qui nous rapproche.

« L’Égyptienne Oum Khalthoum fédérait tous les maghrébins. Ses chansons ne parlent pas de l’exil, mais de la fierté d’être arabe »

En effet, pour beaucoup d’entre nous, enfants d’immigrés maghrébins, c’est une figure qui nous parle. Pourquoi Oum Kalthoum continue de marquer les mémoires, des générations après sa disparition ?

Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, elle est associée à mon père, à une partie de ma vie, une enfance heureuse, de longs trajets en voiture, en R5, alors que pour nos parents, elle renvoie à l’exil, à une forme de tristesse, de mélancolie. Elle avait cette force de fédérer tous les maghrébins, alors qu’elle était Égyptienne. Elle ne parle pas de l’exil dans ses chansons, mais de la fierté d’être arabe, de la colonisation qu’ils ont connue, un écho à des choses qu’ils ont connues. 

Le choix éditorial également est particulier. Vous ne vous intéressez pas à la diva, sa carrière, sa vie, mais à ce qui fait qu’elle est devenue cette diva, comment, depuis son enfance… 

Oum Kalthoum, on croit la connaître mais on ne la connaît pas. Saviez-vous qu’elle s’est travestie en homme parce que son père ne voulait pas qu’elle chante, jusqu’à vingt-trois ans ?

Elle a d’abord bataillé pour aller au kuteb (école coranique). Elle, ce qu’elle voulait c’est aller à l’école. Alors, elle a commencé par des chants religieux, habillée en garçon. C’est ce que nous voulions raconter, comment elle est devenue cette diva. 

« De Gaulle serait intervenu pour qu’elle chante à Paris, pour ranimer les liens avec les pays arabes, entre les juifs et les musulmans »

Et le point de départ de la BD, c’est ce concert, mythique, à l’Olympia, en 1967 où des files de personnes l’attendaient. Une foule inédite. Il y avait eu des stars à l’Olympia, mais une telle foule pour une femme qu’on ne connaissait pas en France, une Égyptienne, c’était inédit. Il faut se resituer dans le contexte. Nous sommes en 1967, on ne parle pas encore de diversité en France, nous sommes après la guerre des Six Jours. Selon certains, c’est pour cette raison que De Gaulle serait intervenu pour qu’elle chante à Paris, pour ranimer les liens avec les pays arabes, entre les juifs et les musulmans également. C’était une femme qui fédérait. Dans la salle, ce soir-là, il y avait des juifs également venus l’écouter.

Et le récit commence ainsi. Une journaliste qui arrive rue Malesherbes, voit cette foule attendre cette artiste qu’elle ne connaît pas et qu’elle va interviewer. Cela démarre en noir et blanc. Et quand on évoque à son enfance, on passe à la couleur. Des aller-retours entre son enfance et la vie de diva, entre le noir et blanc, et la couleur. 

Comment aimeriez-vous que le livre circule, soit reçu ?

Mon rêve serait qu’il aille en Égypte, le faire traduire en anglais et arabe pour cela, mais de le présenter en Égypte. En attendant, il y a déjà un engouement de la maison d’édition Lattes, au niveau des festivals, on a plusieurs invitations, en France, au Maroc et en Tunisie. Nous sommes très contentes. 

« Nous, les enfants de l’immigration, on a tellement entendu « ce n’est pas pour toi » qu’on a dû arracher les choses »

Vous vous êtes attaqué à une montagne. Le livre sort quelques jours après que vous avez gravi un autre sommet, le Kilimandjaro, au nom de l’association Treck4good, avant de reprendre le chemin des dunes pour le Rallye des gazelles. Journaliste, auteur, vous avez été élue également, et vous vous mobilisez pour un certain nombre de causes… Le prochain défi ? 

Je ne m’interdis rien. J’ai toujours voulu faire de la BD. Je suis lectrice de BD depuis longtemps, un genre qui revient, j’attendais la bonne personne, la bonne idée. Il y a peu de femmes dans la BD, des franco-maghrébines encore moins, là ce sont deux Franco-tunisiennes. Le Kilimandjaro, c’était sur ma liste. Je voudrais faire ensuite le Mont blanc, l’Everest…

Nous, les enfants issus de l’immigration, on a tellement entendu « ce n’est pas pour toi » qu’on a dû arracher les choses, oui c’est fatiguant mais du coup on n’attend pas qu’on nous dise de faire les choses, on les fait. Et la Nadia d’aujourd’hui, maman, rédactrice en chef depuis plus de dix ans, a pris confiance en elle. 

Comment Oum est devenue Oum Kalthoum. Plus qu’une voix, un destin…

La chanteuse égyptienne a réussi le tour de force de ne jamais disparaître des mémoires. De son vivant, elle est déjà une légende. D’après un dicton populaire, deux choses sont éternelles, les pyramides et Oum Kalthoum. Il n’existe que peu de confidences sur sa vie ou ce qui l’animait mais nous avons levé un coin du voile.

« Son père, un cheikh, souhaitait un second fils pour psalmodier avec lui. […] Sa mère, une alliée précieuse, remarque en premier sa voix qu’elle compare à un petit rossignol »

Femme dans un milieu d’homme, elle vient du monde rural et pauvre. Des origines paysannes, raillées à ces débuts, participeront au mythe de celle qui se hisse au sommet grâce à son travail et son talent.

Oum est née au début du 20ème siècle à Al Ṭmaë dans le delta du Nil. Plusieurs dates circulent : le 18 décembre 1898, le 4 mai 1904. La plus probable est cette dernière. Elle est la dernière de sa fratrie, sa naissance est une déception. Son père, un cheikh, souhaitait un second fils pour psalmodier avec lui. Est-ce pour cela qu’il travestira plus tard la petite fille en garçon ?

Elle est donc la fille de l’imam, Ibrahim El Beltaguiet et Fatima Meligui qui s’occupe à la fois du foyer et loue quelquefois ses bras pour effeuiller et récolter les baies de coton. L’argent se fait rare. 

Oum rêve d’aller à l’école mais c’est au-dessus des moyens de la famille. Elle trouve en sa mère une alliée précieuse qui a réussi à convaincre son père récalcitrant. C’est encore elle qui remarque en premier son timbre de voix, qu’elle compare à un petit rossignol, cela deviendra un de ses surnoms. 

Cette découverte marque un tournant.

« Sa première représentation est un succès. Les demandes affluent des hameaux voisins. Son père doit faire face à un dilemme. Certes les gains améliorent la situation familiale mais ce n’est pas conforme aux traditions »

Son père décide que désormais, elle les accompagnera pour les cérémonies religieuses. La fillette refuse farouchement, jamais elle n’osera se produire devant un parterre. Mais sa gourmandise l’emporte sur sa timidité. Son père lui a promis de la « mhallabias », une crème sucrée aromatisée à la fleur d’oranger et à l’eau de rose, du « gazouz », un soda et un cornet de pépins de courge et de melon. 

Sa première représentation est un succès. Les semaines et mois suivants, les demandes affluent des hameaux voisins. Son père est vite dépassé et doit faire face à un dilemme, doit-il la laisser se produire ? Certes les gains améliorent la situation familiale mais cela n’est pas conforme aux traditions. Pour continuer sans pour autant offenser les mœurs de l’époque, elle est alors contrainte de se travestir en garçon. 

Elle devient une célébrité locale et attire l’œil de professionnels de la musique dont les sommités, Cheikh Abou El Ala Mohamed et Zakaria Ahmed qui la poussent à venir s’installer au Caire pour lui inculquer la poésie classique.

« En 1953, à la chute de la monarchie égyptienne, Oum est interdite de se produire en public, pour avoir chanté pour le roi Farouk. Grâce à Gamel, elle devient une ardente patriote et l’un des symboles de l’unité nationale »

Son apprentissage est intense, le cheikh Aboul Ala Mohammed veut en faire son héritière artistique dans un domaine très masculin, le « dawr », le chant profane. Son père est inquiet de cette nouvelle orientation. Il craint qu’elle ne devienne comme les chanteuses en vogue, il lui impose donc de continuer à s’habiller en homme. 

Multipliant les apparitions dans les salles de spectacle de la capitale, elle devient rapidement une icône nationale. 

En 1953, avec la chute de la monarchie égyptienne, Oum connaît quelques tracas : la guilde des musiciens décide de lui interdire de se produire en public, lui reprochant d’avoir chanté pour le roi Farouk. Son amitié avec Gamel Nasser, l’homme fort du régime, la sauve. Elle devient une ardente patriote et l’un des symboles de l’unité nationale. 

Le 13 novembre 1967, elle remplit la mythique salle de l’Olympia. La rumeur dit que c’est une initiative du Général De Gaulle désireux de renouer avec les pays arabes quelques mois après la défaite face à Israël. Le président de la République souhaitait « redynamiser » les relations franco-arabes. Ce sera sa seule escale européenne d’une tournée internationale qui doit la mener au Soudan, au Maroc et en Tunisie. 

La Diva a exigé d’être payée 20 millions de centimes (ou d’anciens francs, 250 000 euros), soit plus que la grande Edith Piaf. Elle veut faire ainsi don de son cachet à l’État égyptien qui a besoin de renflouer ses caisses.

« Le jour de son enterrement, 5 millions de compatriotes lui rendent un dernier hommage. Elle laisse un immense héritage musical de 400 chansons »

Ce soir-là, c’est plus qu’une chanteuse qui entre sur scène, c’est l’icône de l’Orient, adulée de Rabat à Damas. 

En 1968, des soucis de santé récurrents l’empêchent de reprendre une tournée. A partir de 1973, à cause de fréquentes crises néphrétiques, elle ne peut plus se produire sur scène. Son mari, son médecin, épousé sur le tard, l’emmène se faire soigner aux États-Unis. Mais après une période de rémission, Oum Kalthoum est à nouveau hospitalisée à son retour en Égypte.

Le « Rossignol » décède le 9 février 1975 au Caire. Le jour de son enterrement, 5 millions de compatriotes se pressent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage. Elle laisse un immense héritage musical dont un répertoire de 400 chansons et des fans aujourd’hui encore éplorés.

Nadia Hathroubi-Safsaf

Journaliste Franco-Tunisienne, Nadia Hathroubi-Safsaf est rédactrice en chef du Courrier de l’Atlas. Elle a publié plusieurs ouvrages qui traitent de citoyenneté et mémoire. Elle a reçu en 2017, le prix les Voix de la Paix pour son premier roman, Ce sont nos frères et leurs enfants sont nos enfants, paru chez Zellige éditions. Elle a publié, en mai 2022, une enquête sur les mineurs isolés chez La Grenade-Lattès. 

Chadia Loueslati

Illustratrice jeunesse depuis une douzaine d’années, elle compte une cinquantaine de publications à son actif. Elle est en parallèle scénariste et dessinatrice BD. Elle a fait une entrée remarquée dans le monde du 9ème art en 2017 avec son premier roman graphique, Famille nombreuse, qui a reçu le prix Dubreuil de la Société des gens des lettres. Elle a signé depuis d’autres œuvres dont Nos vacances au bled et Fumée parus chez Marabulles. 

*Oum Kalthoum, Naissance d’une diva, 15/03/2023, Lattes, Collection La Grenade, 144 pages 

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