Interview « L’État ne sait pas encore travailler avec ces nouvelles formes de citoyenneté qui s’expriment »
L’économiste Hakim Ben Hamm Ouda, ancien ministre des Finances (2014-2015), pose un regard « contrasté » sur la situation socio-économique qui prévaut en Tunisie, huit ans après la révolution.
Quel bilan dressez-vous de la situation socio-politique en Tunisie, huit ans après la révolution ?
Je dois le dire, j’étais le 14 janvier dans la rue. C’est une tradition en Tunisie, les gens fêtent cet anniversaire, cette année encore, même si la ferveur n’était pas la même, on a quand même ressenti cette joie de se retrouver pour cet anniversaire. D’où un regard contrasté. Nous avons eu des changements très importants, majeurs, en termes de transition vers la démocratie, de pluralisme, de diversité des opinions, de liberté de la presse, de manifestation… Des changements qu’on n’observe pas seulement au niveau politique. Au niveau culturel également, avec une énorme diversité, une croissance importante de la production artistique dans tous les domaines. Des tentatives d’évoluer vers des lois très en avance dans le monde arabe comme celle de la dualité de l’héritage, pour une plus grande participation de la femme dans vie publique. Et, de l’autre côté, des motifs de frustration chez moi et au sein de la population. D’abord d’ordre politique. Le pouvoir politique était censé réduire l’hégémonie de l’exécutif mais on se retrouve dans un système difficile à produire des consensus ce qui se traduit par une grande difficulté à faire voter et appliquer les lois. Ce qui nous a conduit à une crise politique très importante avec des différents importants entre les deux têtes de l‘exécutif, le président de la République et le chef du gouvernement. Des frustrations face à la situation économique également. Une croissance qui peine à reprendre. Des déséquilibres macro-économiques importants. Un déficit commercial relativement conséquent, un niveau d’inflation très important avec une dégringolade de la monnaie. Et des frustrations au niveau de la population parce que des promesses de la révolution n’ont pas été tenues. Une image contrastée donc mais toutefois optimiste quant à l’avenir du pays et les dynamiques en cours.
Un optimisme encouragé par les éclaircies qui apparaissent sur le plan économique, avec des signes réels de reprise, dans le tourisme, l’agro-industrie…
Tout à fait, des signes d’éclaircies, d’abord au niveau de la croissance. On était à 1.15 en 2015, aujourd’hui on est entre 2.7 et 2.8 et on espère 3% en 2019. Il y a également une relative maitrise des finances publiques, qu’on avait perdu en 2015-2016. Il y aussi, un retour important du tourisme pour 2018 et la tendance se confirme en 2019. Il y a des exportations de produits agro-alimentaires, les dates, l’huile d’olive… Quelques signes d’éclaircies effectivement dans le nuage assombrissant de la situation qui prévalait entre 2015 et 2016 mais qui exige aussi une action vigoureuse du gouvernement et d’apporter des réponses à des questions majeures.
Vous qui avez été aux affaires, quelles sont les priorités aujourd’hui ?
Elles sont de l’ordre de 4 niveaux. D’abord, il est important de maitriser les grands équilibres macro-économiques. Si on assiste à une relative maitrise des finances publiques, la situation du commerce extérieur reste désastreuse et demande des actions vigoureuses. Le deuxième niveau, le retour de l’investissement, international et national. On observe une certaine frilosité. Or, nous devons avoir un véritable redémarrage des investissements pour relancer la croissance. Troisièmement, les réformes économiques, annoncées mais dont l’action reste relativement faible. Il est important d’accélérer la cadence des réformes dans le secteur bancaire, les compensations, les entreprises publiques… Le quatrième aspect, la dimension sociale. Il est essentiel d’apporter des réponses aux questions sociales, la lutte contre le chômage et en particulier celui des jeunes diplômés, la marginalisation des zones rurales et de l’intérieur, il y a encore une pauvreté extrême en Tunisie…
Des réformes d’autant plus difficiles à mener dans un contexte de fortes tensions sociales…
Il est vrai que le contexte social n’aide pas les réformes, notamment celles qui ont des conséquences sociales mais je pense que le dialogue est maintenu entre la centrale syndicale et le gouvernement. Reste à trouver un moyen de d’aborder les discussions. L’UGTT par exemple n’est pas opposé à la réforme des entreprises publiques, ou au fait que les subventions aillent en priorité à ceux qui en ont besoin… Il faut construire ce consensus et trouver les moyens d’aller de l’avant.
L’UGTT qui pour certains bloquent les réformes et « déborderait » de son rôle de première force syndicale …
C’est une des spécificités de la Tunisie. L’UGTT a toujours été un syndicat important, qui ne se limite pas aux questions sociales et syndicales, contrairement aux autres pays africains et arabes. Depuis l’histoire coloniale, l’UGTT a joué un rôle important. Et moment de la crise des printemps arabes et leur basculement dans la violence, les Tunisiens étaient heureux de trouver un syndicat fort pour inscrire tous les acteurs vers une résolution de crise pacifique. Mais c’est effectivement ce qui fait la complexité de la situation actuelle en Tunisie.
Ce n’est pas la seule exception tunisienne. Le pays n’est-il pas, en dépit des nuages actuels, en train de créer un nouveau modèle de démocratie participative, une expérience inédite non seulement dans le monde arabe, en Afrique et peut-être même au-delà, d’où la complexité de la situation actuelle ?
C’est l’exigence de créer un nouveau modèle qui rend la situation aussi complexe. Une des difficultés du gouvernement actuel est de vouloir traiter des questions sociales, complexes, par des solutions héritées des dynamiques du passé. D’autres pays connaissent des crises sociales majeures, dont la France avec les Gilets jaunes. La réponse du gouvernement est étriquée dans la mesure où il cherche à la régler par l’augmentation du pouvoir d’avoir. C’est une des limites. Même si par ailleurs, l’actuel gouvernement a proposé une loi relativement révolutionnaire, celle de la sécurité sociale, très importante, votée le 15 janvier, qui inscrit le revenu universel et donne une protection, même si à faible niveau, à tous les citoyens. Quelque chose de très important. De mon point de vue, le gouvernement a du mal à parler de ces questions. C’est un problème de communication. A la veille d’une grève générale, aucun membre du gouvernement n’a parlé de cette loi. Il y a d’autres exemples, les domaines fonciers de l’État, notamment agricoles, dans certains villages, il y a une prise par les villageois avec la volonté de partager les revenus. Mais l’État ne sait pas encore travailler avec ces nouvelles formes de citoyenneté qui s’expriment. C’est encore un État très centralisé, avec une administration encore très forte, très lourde, qui a encore du mal à s’adapter.
Et pourtant, des secteurs de l’industrie de pointe connaissent un véritable essor, tel l’aéronautique. Quels sont les freins à un réel décollage ?
C’est une réalité qui ne date pas d’aujourd’hui, pour l’aéronautique elle remonte au début des années 2000. Par ailleurs, on voit apparaître de nouvelles entreprises dans les nouvelles technologies, et même des leaders mondiaux sur certains secteurs. Des entreprises qui ne doivent leur développement qu’au savoir-faire et à la détermination de leur fondateur. Il incombe désormais au gouvernement de déterminer les secteurs prioritaires et d’identifier les champions nationaux qui nécessitent d’être accompagnés, comme l’ont fait les Marocains. Dans le plan émergence du Maroc, 5 secteurs prioritaires ont été fixés sur lesquels l’État a encouragé les investissements, avec des incitations, ce que le gouvernement tunisien n’a malheureusement pas encore fait.
L’entrée dans la Comesa offre une réelle opportunité pour la Tunisie… même s’il semble qu’elle peine encore à assumer son africanité ?
Je le pense… Historiquement, la Tunisie a toujours été liée à l’Afrique. Inutile de revenir sur son nom, Ifriqiya qui a donné son nom au continent. Des liens historiques qui se sont distendus à partir des années 80, 90, avec la montée de la Méditerranée pour l’ensemble des pays d’Afrique du Nord, avec l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne, ce qui s’est traduit pas une distension des relations entre la Tunisie et les pays africains. On assiste à un retour aujourd’hui, auquel a participé l’installation de la Banque africaine de développement en Tunisie qui y a joué un rôle très important, puis des entreprises ont commencé à s’installer au sud du Sahara, et l’institutionnel a ensuite suivi. Et l’entrée dans la Comesa aujourd’hui, signe un acteur majeur. J’espère que cette intégration ne va pas rester un acte institutionnel mais aller vers une plus grande collaboration, une plus grande présence diplomatique, commerciale… Je manifeste également le souhait que les pays d’Afrique du Nord ne se voient pas des concurrents. Les secteurs dans lesquels chacun a des avantages comparatifs ne sont pas les mêmes, je prends par exemple, l’industrie de la santé où la Tunisie est très en avance, que ses voisins n’ont pas, alors que le Maroc dispose d’un secteur banque et finance très actif… Ce sont des domaines où des coopérations sont possibles y compris pour aller sur le marché africain. Un espoir qui peut paraitre difficile à réaliser mais dans l’avenir doit être perçu comme une force pour aller vers d’autres marchés. Et je pense que les industriels, les hommes d’affaires le font déjà, travailler ensemble pour aller en Afrique. A travers des années d’expérience de l’amitié et de l’intérêt commun.