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Interview Ibrahima Coulibaly : “les agriculteurs doivent être au cœur des politiques agricoles”

Ibrahima Coulibaly, président de l’Organisation panafricaine des agriculteurs (PAFO), plaide en faveur d’une réforme structurelle ambitieuse, centrée sur une allocation plus juste des ressources, l’intégration des agriculteurs dans la prise de décision et un financement ciblé.

Propos recueillis par Insaf Boughdiri

Les déclarations de Maputo et Malabo ont-elles atteint leurs objectifs ?

Malheureusement, les objectifs fixés par les déclarations de Maputo et de Malabo, ainsi que par le Programme Détaillé pour le Développement de l’Agriculture Africaine (PDDAA), restent largement loin des attentes et des objectifs fixés. En effet, l’engagement de consacrer au moins 10 % des budgets publics à l’agriculture a été rarement respecté. Même lorsque des fonds sont alloués, ils sont souvent mal orientés, privilégiant les grands centres urbains au détriment des zones rurales. Pourtant, ces dernières constituent le cœur de la production agricole en Afrique et abritent la majorité des petits agriculteurs.

Cette inégalité dans la répartition des ressources freine l’impact des politiques agricoles sur la croissance et le développement rural.  A mon avis, une réforme structurelle est nécessaire pour garantir que les fonds atteignent effectivement les zones rurales. Cela implique d’allouer des budgets conséquents et de s’assurer que les investissements bénéficient directement aux agriculteurs, notamment à travers des infrastructures, un accès au marché, au financement et à la formation.

Pour répondre durablement aux défis agricoles, il est essentiel d’adopter une approche inclusive qui prenne en compte les besoins spécifiques des populations rurales et favorise leur participation active dans la mise en œuvre des politiques agricoles.

Quels sont les principaux obstacles à la mise en œuvre de la stratégie 2026-2035 ?

La principale entrave réside dans l’absence de mécanismes efficaces de suivi et de redevabilité, ce qui empêche de vérifier si les engagements pris sont réellement tenus. Sans un système rigoureux pour évaluer les progrès, il est facile de perdre de vue les objectifs initiaux et de répéter les échecs passés. De plus, une gestion inefficace des fonds publics complique davantage la réalisation des stratégies agricoles ambitieuses comme celle de 2026-2035.

La solution est d’instaurer des mécanismes de suivi transparents et participatifs. Ces dispositifs doivent permettre d’évaluer non seulement les montants investis, mais aussi la qualité et la pertinence des projets financés. Une attention particulière doit être portée à la distribution des ressources, en veillant à ce qu’elles bénéficient directement aux agriculteurs et aux communautés rurales. La coopération entre gouvernements, collectivités locales et acteurs de terrain est également cruciale. En intégrant ces différents acteurs dans la chaîne de décision, on peut garantir que les fonds soient utilisés de manière plus stratégique. Enfin, un engagement politique fort est indispensable pour instaurer des cadres législatifs et institutionnels favorables à la mise en œuvre de la stratégie.

Comment intégrer les agriculteurs dans la mise en œuvre de la Déclaration de Kampala ?

L’intégration des agriculteurs dans la mise en œuvre de la déclaration de Kampala nécessite un changement de paradigme. Il est urgent de passer d’une approche administrative centralisée à une approche participative et inclusive qui place les agriculteurs au cœur des politiques agricoles. Dans de nombreuses régions, les agriculteurs sont souvent marginalisés dans les processus de décision, alors qu’ils devraient être considérés comme des partenaires stratégiques.

Pour y parvenir, il est essentiel d’encourager le dialogue entre les gouvernements, les organisations paysannes et le secteur privé. Des plateformes de consultation et des mécanismes de suivi participatifs doivent être mis en place pour garantir que les politiques répondent aux besoins réels des producteurs. Par ailleurs, renforcer les chaînes de valeur agricoles, en soutenant la transformation locale des produits, est une priorité. Cela permettra d’améliorer les revenus des agriculteurs tout en créant des emplois au niveau local.

Sans compter qu’une attention particulière doit également être accordée à l’accès au financement adapté, au développement des infrastructures rurales et à la promotion des jeunes dans le secteur agricole. Ces mesures, combinées à une volonté politique forte et à un cadre institutionnel transparent, garantiront que la transformation du secteur agricole profite pleinement aux producteurs africains.

Que faut-il pour tripler le commerce intra-africain des produits agroalimentaires d’ici 2035 ?

Pour tripler le commerce intra-africain des produits agroalimentaires d’ici 2035, il est crucial de lever les barrières qui freinent actuellement les échanges. Cela passe notamment par la simplification des procédures douanières, la réduction des coûts logistiques et l’amélioration des infrastructures de transport.

En Afrique, les coûts liés au commerce intracontinental restent parmi les plus élevés au monde, en grande partie en raison de l’insuffisance des infrastructures routières, ferroviaires et portuaires.

Les gouvernements doivent également travailler à harmoniser les réglementations commerciales et à promouvoir des politiques qui facilitent le déplacement des biens et des personnes à travers les frontières. La création d’un environnement commercial transparent et exempt de corruption est indispensable pour encourager les investisseurs et stimuler les échanges.

Dans ce contexte, le rôle de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) doit être renforcé. Si elle est bien mise en œuvre, cette initiative peut devenir un catalyseur pour accélérer le commerce intra-africain en supprimant les droits de douane sur une grande partie des produits échangés. Toutefois, cela nécessite une coordination régionale solide, un leadership politique fort et des investissements ciblés pour moderniser les infrastructures logistiques et commerciales.

Comment réduire les pertes post-récolte de 50 % d’ici 2035 ?

Réduire de moitié les pertes post-récolte d’ici 2035 nécessite une approche intégrée qui combine des investissements en infrastructures, des formations pour les producteurs et une meilleure organisation des chaînes de valeur. Une grande partie des pertes agricoles en Afrique est due à des systèmes de stockage inadéquats, des chaînes de transport inefficaces et un manque de technologies modernes pour préserver les récoltes.

Il est essentiel de développer des solutions de stockage adaptées, comme les entrepôts frigorifiques et les silos hermétiques, afin de prolonger la durée de conservation des produits. Ces infrastructures doivent être complétées par des investissements dans les routes et réseaux de transport, particulièrement en milieu rural, afin de connecter rapidement les agriculteurs aux marchés et réduire les pertes liées aux délais.

Un autre levier important consiste à renforcer les capacités des producteurs en matière de gestion post-récolte. Cela peut inclure des formations sur les bonnes pratiques agricoles, les normes de qualité et les technologies disponibles. 

Il faut admettre que nous avons des expériences réussies en la matière sur le continent. L’exemple du cacao en Côte d’Ivoire et du coton au Mali illustre l’efficacité d’une organisation structurée. En Côte d’Ivoire, les coopératives centralisent la collecte, améliorent le stockage et facilitent l’accès au marché international, réduisant ainsi les pertes. Au Mali, la filière coton repose sur une coordination réussie entre producteurs, autorités et partenaires privés, soutenue par des unités de transformation locales et un accompagnement technique.

Ces modèles montrent qu’une agriculture performante passe par une structuration rigoureuse des filières, des infrastructures adéquates et un accès facilité au financement. En favorisant les partenariats public-privé et en reproduisant ces réussites dans d’autres secteurs agricoles, l’Afrique peut réduire significativement les pertes post-récolte, augmenter les revenus des producteurs et renforcer durablement sa sécurité alimentaire.

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