Incubateurs africains : là où naissent des modèles qui n’existent nulle part ailleurs
On a longtemps imaginé que l’écosystème tech africain suivrait les trajectoires du Nord, reproduisant les logiques des hubs mondiaux. La réalité est tout autre : de Nouakchott à Kinshasa, des incubateurs inventent des modèles que la Silicon Valley n’aurait jamais pu imaginer, car ils répondent à des usages, des contraintes et des réalités profondément locales. À Emerging Valley, c’est l’occasion de confronter les modèles africains.

Par Yousra Gouja
En Mauritanie, l’histoire commence il y a dix ans. Hadina, lancé à Nouakchott en 2014, est aujourd’hui l’un des incubateurs les plus structurants du pays. Soutenu par la Banque centrale, il a déjà accompagné plus de 100 startups et déployé des programmes allant de l’IA à la robotique, en passant par l’entrepreneuriat féminin et l’accompagnement des réfugiés. « Nous devons inventer nos propres modèles, parce que nos réalités ne ressemblent à aucune autre », explique Hasmiyou Diop, co-fondateur de Hadina.

L’exemple est concret : hors de la capitale, l’accès à Internet devient sporadique, les données sont majoritairement hébergées à l’étranger, et un entrepreneur ne peut pas compter sur l’infrastructure cloud d’un marché mature. Alors les startups s’adaptent. Certaines développent des solutions low-connectivity. D’autres répondent à des enjeux précisément locaux : gestion de flotte logistique (Geolink fondée par Oumar Ngam), recyclage des huiles usées (Mauritania Clean Energy, portée par Alia Jeledi) pour en faire du carburant. Une startup, Mauriclean fondée par Ablaye Galledou, conçoit même ses propres drones pour nettoyer des bâtiments et des zones agricoles — un cas d’usage né d’un besoin social immédiat. Pour Hasmiyou Diop, l’ambition dépasse la tech : il s’agit de créer une génération d’entrepreneurs. Aujourd’hui, 60 % de la population mauritanienne a entre 18 et 25 ans. Désormais, certains étudiants terminent leurs études avec déjà un projet structuré. C’est une autre dynamique.
Kinshasa : Ingenious City, l’incubateur qui construit l’écosystème avant le marché

À Kinshasa, l’incubateur Ingenious City, fondé en 2018, avance avec un autre défi : construire un écosystème entrepreneurial… dans un pays où presque rien n’existait pour l’accueillir. Créé par trois Congolais — un serial entrepreneur, un ancien banquier et un profil télécom — l’espace couvre 1 800 m² et reçoit près de 5 000 candidatures par an. À ce jour, il a formé 357 entrepreneurs. Leur conviction est claire : « on ne peut pas s’inspirer de modèles qui ne s’inspirent pas de nos réalités. » Le financement est l’obstacle majeur. L’expression love money prend ici une dimension crue : 98 % des Congolais vivent avec moins de quelques dollars par jour. Contrairement aux hubs anglophones, les business angels n’existent presque pas en RDC — et le secteur VC ne s’y aventure encore que marginalement. Alors Ingenious City crée ses propres solutions : programmes soutenus par des bailleurs internationaux, accompagnement avec l’AFD, Orange Corners (Pays-Bas), fondations privées, et initiatives structurantes pour éduquer à l’investissement, étape incontournable pour qu’un marché financier local émerge. « On impacte un entrepreneur, et cet entrepreneur impacte à son tour », résume Shary Lima, manager du hub d’Ingenious City. Un modèle de diffusion lente, qu’elle comparable à des ricochets. Certaines startups incarnent cette inventivité : Tomela, qui produit un vin à base de fruits locaux comme la feuille d’avocatier ; Nyuki Tech, spécialisé dans le miel ; ou encore Esrud, qui fabrique des robots capables de cartographier les terres congolaises. Dans un pays marqué par des décennies d’instabilité politique et d’ingérence, la création d’un espace d’autonomie technologique est déjà un acte de souveraineté.
Un mouvement irréversible
Ce qui se joue à Kinshasa, Nouakchott, Casablanca ou Lagos n’est pas une course pour rattraper la Silicon Valley — mais un mouvement où l’Afrique affirme son propre tempo. Leur point commun ? Ils ne forment pas seulement des startups. Ils fabriquent des modèles économiques autonomes, ancrés, adaptés — où l’innovation est frugale, circulaire, et souvent pensée pour l’impact social avant la performance financière. Ces incubateurs fonctionnent souvent avec peu de ressources. Pourtant, ils inventent des innovations adaptées à des infrastructures faibles, des marchés fragmentés, des usages hybrides, et une jeunesse qui refuse d’attendre. Dans vingt ans, une génération entière aura grandi non pas en copiant des modèles étrangers — mais en ayant vu naître les siens. Et peut-être qu’alors, ce sont d’autres continents qui viendront s’inspirer. Ils y arrivent peu à peu, même avec peu : des budgets serrés, des infrastructures précaires, des réseaux à construire au fur et à mesure.
Pourtant, ils inventent ce que d’autres appellent déjàla next generation innovation — une innovation pensée pour fonctionner avec l’intermittence de l’électricité, l’absence de data centers, des marchés éclatés, des usages hybrides entre numérique et informel. Une innovation conçue non pour les conditions idéales, mais pour le réel de la vie des personnes. Cette dynamique est portée par une force sociologique majeure : une jeunesse qui se veut massive, connectée, multilingue, née dans l’incertitude et habituée à créer des solutions plutôt qu’attendre des réponses. Dans vingt ans, une génération entière aura grandi non pas en copiant des modèles extérieurs, mais en voyant émerger les siens, à partir de sa langue, ses contraintes, ses ressources, ses urgences. Alors, peut-être qu’à ce moment-là, la logique s’inversera : ce ne sera plus l’Afrique qui observe le monde pour savoir comment innover, mais d’autres continents — confrontés aux crises climatiques, énergétiques, sociales — qui viendront chercher des modèles capables de tenir debout dans un monde instable.



