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En attendant l’autonomisation de l’économique en Afrique

Raoul Nkuitchou Nkouatchet

Consultant en relations industrielles,

Président honoraire du Cercle Mont Cameroun, Paris

 

C’est le manque d’électricité, la corruption ou encore la difficulté à obtenir des prêts bancaires qui sont souvent évoqués comme les grands facteurs qui plombent l’environnement des affaires en Afrique subsaharienne. Les études et les enquêtes sur le business en Afrique prennent rarement en compte la dimension qualitative de la situation. Pourtant, les analyses en termes de piège de pauvreté dans la société suggèrent que le problème du décollage est essentiellement celui de réaliser un saut qualitatif, plutôt que d’accroître la quantité de tels ou tels facteurs de production. Par effet de contagion, les conditions favorables au décollage économique sont désormais réunies dans un nombre grandissant de pays africains. La question qui se pose est celle de savoir si l’essai sera transformé, pour le plus grand bien de centaines de millions d’Africains.

Les expériences des économies émergentes indiquent que des transformations radicales sont le plus souvent indispensables, pour ouvrir, en l’espace d’une décennie, l’économie et la société à la compétitivité. Un tel processus de réforme touche tous les aspects de l’activité économique. Trop souvent en Afrique, modernisation a été synonyme d’étatisation dans l’esprit des dirigeants. Dans de telles conditions, l’expansion économique peine à se faire. Une série de choses sont nécessaires pour parvenir à une structure économique qui favorise le décollage et une croissance durable à long terme, la première étant d’admettre que les acteurs principaux du développement économique sont les responsables des entreprises.

L’idée que la liberté dépend d’un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs est vieille mais toujours aussi réaliste. Comme le défend l’analyse politique classique, une élite unifiée dans un pays signifie la fin de la liberté ; même si une désunion marquée des élites entraîne un affaiblissement certain de l’Etat. La prospérité de la nation a certes besoin d’une unité morale de l’élite, mais pas d’une fusion de celle-ci. Dans cette perspective, le pouvoir politique doit être opposé à d’autres pouvoirs, dont l’économique. L’unité morale de l’élite veut dire que les Hommes et les groupes ont appris à concilier l’autonomie et la coopération. L’émergence d’une élite économique en tant que catégorie hégémonique constituée et cohérente au sein de la société a été conçue comme prérequis dans la dynamique du développement.

L’autonomisation de la sphère économique ne constitue pas seulement, dans une manière nouvelle et spécifique, des phénomènes économiques. Elle implique l’émergence d’acteurs sociaux prétendant à la monopolisation des moyens de production et à un statut exclusivement économique. On sait, depuis longtemps, que le système social se différencie d’abord par la culture, la politique et le droit qui deviennent graduellement distincts et autonomes. Mais la modernisation ne se produit véritablement que lorsque l’économie et la technologie sur laquelle elle repose, s’autonomisent également. C’est véritablement avec l’émancipation de la sphère économique que se fait le décollage économique des nations. L’anthropologie et l’histoire économique l’enseignent depuis : l’affirmation de l’économique comme idée et comme valeur autonome intervient avec l’avènement de l’individu comme être moral indépendant, autonome, et non social ; autrement dit, l’émergence de l’économique en tant que tel est essentiellement liée au triomphe de l’idéologie individualiste.

Un peu partout, le tournant décisif s’est fait lorsque l’économique s’est émancipée de la politique, mais aussi de la moralité. Le secteur privé en Afrique est trop souvent déterminé par l’Etat. Entre une économie à dominante étrangère, totalement délaissée par les pouvoirs publics et une bourgeoisie d’Etat lancée dans une accumulation enracinée dans l’appareil d’Etat, on constate une difficulté à engendrer un milieu d’entrepreneurs capitalistes autonomes ; donc l’apparition d’une « bourgeoisie privée de son Etat » ! Les affairistes et autres grands bourgeois liés à l’Etat, s’ils ont toutes les apparences d’un standard bourgeois, ils ne sont que rarement assimilables à des industriels capitalistes au sens strict du terme. Et pour cause, l’économique demeure fortement imbriquée dans le social et le politique en Afrique.

Le marché y est présent, mais pas omniprésent ; on n’est pas non plus dans l’Afrique traditionnelle, communautaire. On est beaucoup plus dans le bricolage dans tous les domaines et à tous les niveaux, entre le don et le marché, entre rituels oblatifs et la mondialisation de l’économie. Classe dominante en gestation, élite économique au pouvoir faiblement différenciée structurellement du corps social et fonctionnellement de l’Etat, telle est la réalité actuelle de l’Afrique économique qui attend un affranchissement du politique pour définitivement prendre son envol.

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