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Dr Kouadio Nda NGuessan : « Le rêve est permis, le cauchemar n’est pas à exclure »

Cette question résonne de plus en plus fort, avec de plus en plus d’écho dans les cercles de réflexion sur le développement urbain en Afrique, dans les universités et les écoles d’urbanisme, les centres de recherche et même les centres d’études de planification des ministères, des municipalités et des autres collectivités territoriales. Cette question est aussi discutée hors du continent africain, par les différents partenaires et opérateurs économiques de l’Afrique, notamment au niveau des programmes de coopération au développement et d’aide publique à l’émergence économique du continent africain, comme au niveau des multinationales en quête de business profitable et durable.

Le rêve est permis, certes, mais aussi le cauchemar n’est pas à exclure. En effet, nous rêvons, en Afrique subsaharienne, c’est-à-dire, dans une des parties du monde où l’urbanisation est encore à son premier âge (seulement 50-60 ans, contre des centenaires et des millénaires ailleurs), nous rêvons disais-je de villes qui auront su tirer de bonnes leçons des autres civilisations urbaines, européennes, américaines, asiatiques qui nous ont devancé. Ces leçons sont premièrement, politiques, en termes d’organisation en collectivités, de formation et de consolidation des agglomérations ; plus tard, de planification et de gestion des dynamiques urbaines, face à des tendances démographiques particulièrement fortes, notamment les migrations du rural à l’urbain, et même les migrations de villes petites et moyennes vers les grandes métropoles d’un même pays ou de pays voisins, où se trouvent les échelles d’ascension sociale, par le travail formel ou informel.

Eviter que notre rêve devienne un cauchemar

Quelles institutions de pilotage de la croissance urbaine, pour les grandes métropoles, et de la décroissance urbaine, pour les villes de l’hinterland ? Quels programmes d’investissement mettre en œuvre, dans le temps et dans l’espace, pour espérer encadrer cette dynamique du push et du pull, des agglomérations continentales, vers les agglomérations côtières, les ports, les terminaux du rail, les hubs économiques et les centres d’affaire ? Quel modèle de déconcentration et de décentralisation politique, économique, culturel, social, afin d’optimiser la distribution des foyers de développement urbain sur l’ensemble du territoire national (un pays), sous-régional (un groupe de pays, la CEDEAO, l’UEMOA, la CEMAC), pour ainsi maîtriser les grands flux de population à la base de la croissance urbaine (en termes d’étalement urbain) ?

Les réponses à ces questions sont étroitement liées à une connaissance poussée des potentialités et des opportunités de nos territoires (nationaux et régionaux), des liens et cycles positifs que nous pourrions par exemple installer dans les relations ville-campagne (en les rendant non plus linéaires mais itératives et même proactives pour ce qui concerne les mouvement de population, de capitaux de biens et de services). Mais au-delà de tout cela qui relève de l’étude, de l’analyse, de la planification et de la mise en œuvre de plans de développement, bien nourris (en données analytiques) et bien pensés (en programmes d’investissement urbain), nous devons avoir une autre vision, parallèle à la première, qui consiste à « éviter que notre rêve devienne un cauchemar » pour les générations à suivre. C’est pourquoi, il nous faut aussi, tout en réfléchissant sur nous-mêmes, sur notre cas particulier de ville en Afrique, avec nos contraintes, nos risques, nos opportunités évidentes, nos potentiels spécifiques, aux échelles nationale, régionale, continentale, si cela se peut, entrer en négociations avec la globalisation, avec les dynamiques mondiales (politiques, économiques, culturelles), dont les nôtres, nous le savons à présent parfaitement, sont souvent des corollaires, des dérivées, quoiqu’on dise, quoiqu’on affirme, quoiqu’on réclame depuis des années dans ces fameux rapports nord-sud.

La ville est d’abord un phénomène économique

Quelles sont donc les grands enjeux au niveau global ? Bien sûr, le réchauffement climatique, pour lequel nous sommes innocents certes, mais en même temps les premiers en danger, si rien n’est fait. Quelle injustice immanente ? Mais au-delà, bien avant la grande peur du changement climatique, nous devons regarder les questions des ressources disponibles pour le développement de nos villes en Afrique : l’énergie (de source fossile ou renouvelable), l’eau (pour l’homme mais aussi pour l’agriculture, l’assainissement, le paysage urbain et le confort thermique, ventilation naturelle ou air conditionné, chauffage ou climatisation en architecture). De la même manière qu’autrefois, tous les villages africains se repéraient par rapport à un point d’eau potable, même éloigné, pour l’homme, pour la femme et ses taches ménagères, pour le bétail et l’agriculture (notamment dans les zones sahéliennes), de même, aujourd’hui et demain, les questions d’énergie (en plus de l’eau) et les questions des effluents (déchets solides, liquides, pollutions industrielles et automobiles, insalubrité urbaine au niveau domestique) sont des enjeux de survie et de développement pour les villes africaines, pour leur économie, tant et si bien que la ville est d’abord un phénomène économique, avant d’être social, touristique, politique, culturel, en tout cas pour nos contrées encore jeunes en urbanisme.

C’est l’économie et la quête d’emploi qui attire en ville les jeunes des zones sans emploi rémunéré. Le concept d’« ascension sociale » par le fait urbain n’est pas seulement en relation avec l’éducation, la formation, les universités, mais aussi avec le secteur informel de la commercialisation des biens et services urbains, de la débrouille, de l’innovation et de la création en termes de petits métiers et de « nouveaux métiers de ville ». Car on acquiert aussi des capacités professionnelles dans le secteur informel, contrairement à ce qui est souvent pensé. En effet, comme avant avec les « écrivains publics » devant les bureaux de poste, aujourd’hui, nous avons des « hackers » et des « brouteurs » dans les villes africaines, qui deviennent aussi futés que leurs collègues des Amériques ou d’Asie, dans l’usage des poches opportunistes laissées par les programmes informatiques au niveau du e-Banking et des transferts d’argent par exemple (les enfants d’Abidjan, Accra, Lagos, Cotonou ont déjà montré maintes fois qu’ils sont capables de gruger les systèmes informatiques des banques du nord). Ce sont là, même s’il faut le combattre, de nouveaux métiers que les jeunes apprennent sur le tas beaucoup plus vite que dans les grandes écoles classiques, qui ne sont que les externalités que peuvent générer négativement la poursuite de notre rêve de ville « développées » et « modernes ».

Le monde planétaire est simplement un système écologique fermé

Comment ? Par la bonne gestion (maîtrise) de l’énergie et de l’eau (en sources d’approvisionnement, en quantité et en qualité) pour éviter que la course rapide vers la ville africaine du 21ème ou du 22ème siècle soit stoppée net pour simple déficit d’eau ou d’énergie ; idem, par la bonne gestion des déchets, eaux usées et autres effluents (en stockage, évacuation, recyclage, transformation diverse en cycle fermé), pour éviter que la dynamique urbaine, incapable de digérer ses propres déchets et effets pervers, s’empoisonne et se suicide en même temps qu’elle cherche à grandir ; enfin, par la bonne gestion des nouvelles technologies, pour éviter qu’en cherchant à devenir une « smart city », nous générions en même temps les pirates et les gangsters des nouvelles technologies informatiques et cybernétiques, qui savent parfaitement piller les richesses produites par l’économie urbaine, sans même participer un tant soit peu à leur création. Restons cependant positifs et optimistes, car le monde planétaire est simplement un système écologique fermé, qui, comme tout système écologique, gère lui-même ses déséquilibres et ses équilibres, par des actions, parfois inattendues et improvisées, qui génèrent automatiquement des réactions, toujours incontrôlables par l’intelligence humaine (tel est le cas du changement climatique global), lui-même agissant, non pas en dehors du système, mais bien en son sein. C’est pourquoi je suis finalement convaincu, et je sais que j’ouvre ici un débat sans vrai contour ni fin, que ni l’absence de planification, ni l’absence d’énergie et d’eau, ni même le trop-plein de déchets urbains, ni encore la trop grande informatisation de l’activité économique urbaine, ne sont capables de tuer, de manière irréversible, les dynamiques urbaines en Afrique. Peut-être bien ce que pourraient en fin de compte réussir plus facilement et plus rapidement les maladies et les pandémies….


 

Kouadio Nda NGuessan, Ingénieur Civil Architecte, Urbaniste. Docteur ès Sciences Appliquées, Université Catholique de Louvain. Au bout d’une longue carrière professionnelle de 38 ans, au sein d’universités et de centres de recherches, de projets de développement urbain, en Europe et en Afrique, Dr Kouadio Nda NGuessan est aujourd’hui Directeur général d’un Bureau d’études Techniques en Urbanisme et en Architecture, à Abidjan, tout en président la Commission Stratégies et Développement de l’Ordre National des Architectes de Côte d’Ivoire, en prêtant son concours aux activités d’expertise internationale en Urbanisme, en Côte d’Ivoire et dans l’espace UEMOA.

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