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Cinéma : « Tirailleurs » , “une bonne façon de faire avancer les mentalités”  

Le film de Mathieu Vadepied qui retrace l’histoire de ceux que l’on a appelé les Tirailleurs sénégalais, est en salle depuis le 4 janvier en France puis en Afrique francophone. C’est l’acteur  franco-sénégalais Omar Sy qui incarne le rôle principal et qui a coproduit le film. Un, nouveau, coup de projecteur, sur l’histoire, encore méconnue, de ce corps de militaires issu des anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne. Éclairage avec Anthony Guyon, historien et enseignant*.

Propos recueillis par Mérième Alaoui 

Quel regard d’”historien” portez-vous sur “Tirailleurs” ? 

Je l’ai vu une première fois en novembre dernier, à l’occasion du festival du film historique à Pessac, nous avons ensuite eu un débat avec le réalisateur Mathieu Vadepied. J’ai trouvé le film assez sobre, c’est-à-dire qu’il n’est pas du tout dans le manichéisme et encore moins dans la polémique. Il est vrai que pour chaque film historique, certains historiens aiment faire des retours précis sur les détails, mais je trouve que le réalisateur a été assez bien conseillé. Et d’ailleurs, même si je travaille sur le sujet depuis bien longtemps, et que comme d’autres je trouve que le thème n’est pas assez mis en avant, je suis plutôt satisfait de voir un film ambitieux qui retrace ce pan de l’histoire, sans jamais céder au sensationnalisme. 

Hasard ou pas, c’est le jour de la sortie du film, que le gouvernement français annonce que ces anciens militaires africains pourront bénéficier du minimum vieillesse tout en finissant leur vie au Sénégal. Le cinéma participe-t-il à faire avancer la cause ? 

Oui annoncé le même jour… Ce n’est pas non plus pour rien qu’Aïssata Seck, petite-fille de tirailleur, a déclaré qu’elle espérait l’entrée d’un tirailleur au Panthéon. C’est une façon d’ouvrir le débat. Cela fait longtemps qu’associations, historiens, artistes, essayons de mettre l’histoire des tirailleurs davantage en lumière, avec plus ou moins de difficultés. Et voici qu’un film, porté par l’acteur Omar Sy, y parvient. Tant mieux ! Il faut donc se saisir de cette occasion pour faire connaître cette histoire et se servir du film pour débattre. C’est une bonne façon de faire avancer les mentalités, d’échanger. C’est aussi la force de la culture qui parvient à faire passer des messages au plus grand nombre, à l’image du livre à succès de David Diop “Frères d’âme”. 

“Cela fait longtemps qu’associations, historiens, artistes, essayons de mettre l’histoire des tirailleurs davantage en lumière, (…) voici qu’un film, porté par l’acteur Omar Sy, y parvient. Tant mieux !”

Vous même avez écrit un livre sur le sujet des Tirailleurs sénégalais, pourquoi cet intérêt ? 

Oui c’est un sujet que je creuse depuis une quinzaine d’années, mais c’est au départ un pur hasard. Je voulais m’intéresser à un corps de soldat, de type colonial. Et il s’avère que Vladimir Poutine a restitué dans les années 90 à la France, d’importantes archives restées à Moscou depuis la Seconde Guerre mondiale. Une fois consultées, j’ai eu accès à une véritable mine d’or. Des archives militaires avec beaucoup d’informations sur ces soldats africains, leur quotidien, comment ils mangeaient etc… Ces recherches m’ont permis de rédiger ma thèse en me concentrant sur les années 20 et 30, puis les éditions Perrin m’ont proposé d’écrire la première synthèse du corps des tirailleurs sénégalais. La thèse est un long travail solitaire. Après cette période qui permet à l’historien de faire ses preuves auprès de ses pairs, je pense qu’il ne doit pas s’enfermer dans une tour d’ivoire mais échanger, communiquer, continuer à s’enrichir auprès des militaires, des associatifs, des familles et l’ensemble des acteurs qui peuvent contribuer à mieux saisir son sujet. J’espère que le film, mon livre et d’autres initiatives peuvent inaugurer un débat fécond entre personnes honnêtes et de bonne volonté. 

Difficile de résumer vos travaux, mais finalement que sait-on sur les Tirailleurs sénégalais ? 

Dans le cadre de mes recherches, j’ai voulu fuir le sensationnel pour pleinement saisir ce qu’a été le corps des tirailleurs sénégalais, loin des deux guerres mondiales, de l’événementiel, du triptyque réducteur “Banani, chéchia, coupe-coupe”. Certains ont effectué des services de plus de dix années en menant peu de combats, en ne commettant aucun acte d’indiscipline, en accomplissant aucun acte de bravoure. Cette banalité m’a intéressé et permis de comprendre comment pouvaient servir des soldats coloniaux. J’ai aussi retrouvé des copies d’examen de candidats aux concours de sous-officiers indigènes. Elles témoignent d’une solide maîtrise du français mais aussi des cours qui leur étaient dispensés en histoire ou encore en instruction civique. Les valeurs de la IIIe République étaient enseignées mais jusqu’à quel stade expliquer les valeurs de liberté et d’égalité sans que les tirailleurs ne les retournent contre la puissance colonisatrice. Il en est de même avec les femmes. Si des bordels étaient réservés aux soldats coloniaux, certains s’y rendaient essentiellement pour discuter et lutter contre une certaine nostalgie loin de leur territoire et des leurs. 

“L’histoire de l’Afrique ne se limite pas à la violence de la colonisation et ses conséquences”

Vous dites qu’en dehors de cette histoire et donc du lourd passé colonial avec la France, l’histoire de l’Afrique bénéficie d’un regain d’intérêt en France ? 

Oui, l’histoire de la colonisation, aussi violente a-t-elle été, n’est pas encore complètement documentée. Il y a encore beaucoup à dire et il faut respecter cette mémoire douloureuse, ne pas être brutaux. Mais il y a une sorte de mouvement des historiennes et historiens qui s’intéressent à l’Afrique, au-delà de cet héritage. L’histoire de l’Afrique ne se limite pas à la violence de la colonisation et ses conséquences. L’Afrique, en tant que champ de recherche, est bien plus riche, comme avant 1830 (année de la colonisation de l’Algérie, NDLR). Nous sommes de plus en plus nombreux à nous intéresser au féminisme africain, au syndicalisme, aux circulations avec l’Asie, à la place de la guerre froide, au mouvement intellectuel autour du panafricanisme. Autant de champs à explorer. C’est intéressant aussi de constater que l’Afrique est au programme de l’Agrégation et du Capes pour obtenir le concours afin d’enseigner l’histoire-géographie. L’excellent livre dirigé par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont, L’Afrique et le monde. Histoires renouées, apparaît comme un manifeste qui rappelle l’histoire longue de l’Afrique que l’on ne peut résumer aux deux derniers siècles et au paradigme conquête/résistances.

Ceci dit, et Omar Sy en a récemment fait les frais, il reste difficile d’aborder cette histoire en France sans susciter passions et polémiques… 

 Je crois qu’avec les anathèmes et les théories complètement fantasmées qui sévissent en France, certains ont cette crainte injustifiée que s’intéresser à l’Afrique reviendrait à vouloir gommer l’histoire de France. Personne ne dit cela ! C’est un pan de notre histoire commune primordiale, et cela n’enlève en rien tout le reste. En travaillant sur les tirailleurs sénégalais, nous éclairons l’histoire de France mais aussi celle de Napoléon III, Clemenceau ou encore Jean Moulin. Rappelons que ce dernier portait une écharpe pour masquer une cicatrice. En 1940, il avait tenté de se trancher la gorge pour ne pas avoir à signer un document qui accusait des tirailleurs sénégalais d’exactions contre des civils alors que les vrais coupables étaient les soldats allemands.

Il faut que les historiens travaillent ensemble, un peu comme pour la guerre d’Algérie et la Première Guerre mondiale. 

A votre connaissance, les pays africains ont-ils joué un rôle pour la reconnaissance de l’histoire des tirailleurs ? 

Il faut rappeler que dans un premier temps, le tirailleur sénégalais n’avait pas bonne presse et avait même laissé un mauvais souvenir dans certains endroits comme à Madagascar en 1947. En Indochine, ils étaient 60 000, et malgré certaines craintes, ils n’ont jamais été solidaires du combat pour l’indépendance des Indochinois. Ils sont restés loyaux à la France et finalement en Afrique, ces hommes n’ont pas été remerciés. Au lendemain de la guerre, il y a eu une hésitation sur le choix de la nationalité à prendre. 

Au Sénégal, il a fallu attendre que le président Abdoulaye Wade proclame la journée du tirailleur le 23 août. Comme souvent, avec le temps, la mémoire s’apaise. En 2018, le président malien Ibrahim Boubacar Keita a inauguré aux côtés du président Emmanuel Macron le nouveau monument érigé en la mémoire des tirailleurs à Reims. Le film, loin de tout manichéisme, propose une réflexion qui va dans ce sens. 

*Les tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat. De 1857 à nos jours, Perrin, 2022

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