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Chéma Gargouri : “Jeux avec Frontières !”

L’immigration « illégale » n’est pas « illégitime ». La liberté de circuler est un droit humain fondamental mais limité par le droit des pays de protéger leurs frontières. Désormais, partir pour entamer une meilleure « expérience de vie » loin de ses origines, implique une confrontation avec la mort. Et alors ! Mieux vaut s’aventurer corps et âme à « chercher une vie » ailleurs avec des espoirs, que d’enterrer ses rêves « chez soi » à chaque lever de soleil…

Par Chéma Gargouri*

En Tunisie, les nouveaux arrivants sont le plus souvent traumatisés par les conditions terribles qui les ont obligés à quitter leurs pays, leurs maisons et leurs familles. Les plus affectées psychologiquement, sont les personnes qui ont subi des traumatismes collectifs de violence armée à l’échelle du village, de la ville ou du pays. Les autres formes de risques personnels sont souvent très éprouvantes. Chaque immigrant passe par des voies risquées, longues, fatigantes et traumatisantes. Psychologiquement, on perd les repères et les principes d’autonomie. Les femmes immigrantes, en particulier, sont dans un état de précarité encore plus accrue à cause de certaines exactions (viols, torture, maltraitance) subies sur le chemin de l’exil et perpétrée par des organisations criminelles ou par des individus malveillants. Nombre de filles mères sont dans cet état de traumatisme accru.

Chacun réclame son droit : le natif (de Sfax), celui de son territoire et le migrant, son droit de vivre avec la dignité d’un « invité », le temps de réussir à « s’enfuir » vers le Nord (Europe), là où le lever de soleil représenterait un nouveau jour, une nouvelle naissance

Alors que faut-il faire face à cette catastrophe humaine ? Faut-il les loger, nourrir, les avoir comme voisins, comme collègues de travail sur les chantiers ou dans les usines ? Faut-il partager avec eux notre « pain sacré » et accepter d’entendre leur musique qui jaillit à travers les fenêtres d’une maison et/ou appartement, généralement insalubre, où s’entassent des dizaines d’africains d’origine subsaharienne. Est-il raisonnable qu’« ils » partagent nos rues, qu’ils envahissent nos espaces et qu’on fasse la queue avec « eux » pour payer nos achats en fruits et légumes…Au fil des années ces questions se sont succédé à Sfax, capitale du sud tunisien, réputée comme chaque coin de la Tunisie, par son hospitalité. Personne n’en parle au niveau des gouvernements successifs qui ont laissé faire, plutôt laissé pourrir une situation chargée de tous les risques. Face aux alertes à la bombe à retardement, face aux exigences de combattre les réseaux de la traite humaine, on laisse faire. Pendant des années, Sfax a vu défiler (surtout après la révolution de 2011) des centaines de femmes migrantes principalement engagées comme femmes de ménage, traitées comme des esclaves (prix à la tête) soit par leur bourreau (généralement leurs concitoyens) soit par leur employeurs (es). Des dizaines de bébés naissent sans papier à la suite d’un viol ou une relation consentie qui ne dure que quelques heures.

Des mamans sans maternité, des enfants sans parents, et des vies anonymes. Les jeunes subsahariens, parfois avec et/ou sans papiers d’identité, affluent et restent à Sfax pour partir un jour, mais ce jour n’arrivera jamais. Livrés à leur sort par des gouvernements complices de cette migration de la misère, les citoyens « Sfaxiens », peinent à trouver des réponses à leurs questions. Ainsi, lésé par des gouvernements corrompus, le sentiment d’impuissance et la frustration se sont graduellement convertis à des attitudes d’hostilité. L’ennemie devient l’autre et les affrontements n’ont pas tardé à se manifester. Aristote a bien précisé que « la nature a horreur du vide ». Dans le cas de Sfax le vide juridique, l’absence de protection, d’encadrement, le manque de savoir vivre avec l’autre a engendré la violence et des attitudes racistes aboutissant à des actes de brutalité et des assassinats des deux côtés. La menace s’installe mais aussi l’insécurité et malheureusement avec elle, la haine. Chacun réclame son droit : le natif (de Sfax), celui de son territoire et le migrant, son droit de vivre avec la dignité d’un « invité », le temps de réussir à « s’enfuir » vers le Nord (Europe), là où le lever de soleil représenterait un nouveau jour, une nouvelle naissance.  

Les Africains (entre autres nos enfants dans le grand Maghreb) bougent, mais le monde ferme sa porte devant cette liberté qui ne figure que dans des discours d’hommage et éloges funèbres

Qui est le coupable et qui est la victime ?! Que dit l’histoire, que disent les dirigeants de ces pays africains très riches en matières premières mais qui s’exercent pendant des décennies à appauvrir et déraciner leurs peuples ? Que dit le « Nord » qui ne veut pas d’eux ni de nous aussi ? Que disent la communauté et les lois internationales ? Au milieu de ce silence si exaspérant, le président tunisien Kais Saiid a dit son mot : Non à l’immigration « illégale ». Ce mot, tant redouté, a fait ravage. Une série d’accusations contre la Tunisie, qui devient subitement et très rapidement, l’ennemie des africains et de l’humanité « numéro uno ». Des insultes en Français, en Italien, en Anglais, en Allemand, en Wolof, en Swahili…Presque toutes les langues se sont succédé pour passer des messages anti-Tunisie. Jadis qualifié pour sa « gentillesse », ce pays devient le « buzz machiavélique » de la presse internationale et des réseaux sociaux.

Et Sfax dans toute cette tourmente ? Cette ville « sombre dans le chaos » selon une chaîne de TV étrangère, elle est « à bout des nerfs » dans un autre journal. On parle de « désarroi » et de « détresse » des migrants, victimes de représailles (à la suite de l’assassinat d’un jeune de Sfax par un migrant) et chassés de la ville (sous un soleil ardant et sans eau et nourriture). Nul ne peut ignorer que Sfax vit encore une crise humanitaire et la grande majorité des Tunisiens, surtout originaires de Sfax, ne peuvent accepter que leur ville sombre dans la haine et la violence raciales.  A Sfax on aime l’Afrique, parce qu’on se sent africain. Ce ne sont pas seulement les rares ONGs internationales qui sont venues secourir ces migrants. Plusieurs « Sfaxiens » et d’ONGs locales, petites mais efficaces, se sont portées volontaires pour non seulement offrir de l’aide, mais et surtout pousser les autorités locales à réagir. Avouons-le, ce qui se passe à Sfax et en Tunisie n’est nullement une exception ! Selon un rapport publié par l’OIM « On estimait à 281 millions le nombre de migrants internationaux dans le monde en 2020, soit 3,6 % de la population mondiale. Dans l’ensemble, on estime que le nombre de migrants internationaux a augmenté ces cinquante dernières années ».

Les Africains (entre autres nos enfants dans le grand Maghreb) bougent, mais le monde ferme sa porte devant cette liberté qui ne figure que dans des discours d’hommage et éloges funèbres. Les jeunes africains et africaines rêvent de bâtir, de construire, et de réussir dans leurs pays et ailleurs. L’Afrique a échoué à retenir et à garder ses enfants. Les mamans africaines (entre autres tunisiennes) vendent leurs biens pour aider leurs fils et de plus en plus aussi leurs filles à faire leur premier et peut être le dernier voyage.

*Chéma Gargouri, Fondatrice et directrice, Association tunisienne pour la gestion et la stabilité sociale (TAMSS)

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