Cannes 2025 : baromètre d’une Afrique qui s’impose sur la scène cinématographique mondiale
Avec trois films africains en sélection Un Certain Regard et deux en compétition officielle, l’édition 2025 du Festival de Cannes marque un tournant historique pour le cinéma du continent. Des récits puissants, des regards décentrés, des voix assumées, et une montée en puissance soutenue par des initiatives structurantes comme le Fonds africain du film lancé par Afreximbank : Cannes devient, cette année, le miroir d’un cinéma africain en pleine affirmation.

Par Bylkiss Mentari
Jusqu’ici peu représentée dans les sélections officielles, l’Afrique s’offre une percée inédite. My Father’s Shadow, réalisé par le Nigérian Akinola Davies Jr., est le premier long-métrage nigérian jamais sélectionné en compétition officielle à Cannes. Tourné en 16 mm dans les rues grouillantes de Lagos, ce film revient sur les traumatismes politiques du Nigeria à travers le regard de deux enfants confrontés à l’annulation du scrutin présidentiel de 1993. Entre mémoire intime et fresque politique, l’œuvre marque un jalon pour Nollywood, longtemps cantonnée aux productions à destination du marché local. « Filmer Lagos, c’est filmer une mémoire collective que l’on croyait effacée », confie le réalisateur.
Autre moment fort du festival : la consécration de Lubunyu, du Sud-Africain Murena Emmanuel Netshitangani, originaire du Limpopo, qui remporte le Prix du Meilleur Film Africain au Festival mondial du film de Cannes 2025. Œuvre contemplative ancrée dans la culture venda, Lubunyu offre un cinéma d’auteur exigeant, poétique et enraciné. Une vitrine qui montre que l’Afrique du Sud ne se limite pas aux récits urbains ou post-apartheid, mais explore aussi des identités invisibilisées à l’intérieur même du continent.
Un cinéma pluriel, engagé… décolonisé

Cannes 2025 est aussi celui d’un cinéma africain pluriel, qui déconstruit les regards attendus. Dans Un Certain Regard, trois films — Promis le ciel de la Franco-Tunisienne Erige Sehiri, Aisha Can’t Fly Away de l’Égyptien Morad Mostafa, et Gods of Dust du Burkinabè Abdoulaye Konaté (hors compétition) — posent un regard sensible et profondément local sur des réalités africaines souvent absentes des écrans internationaux.
Sehiri questionne le racisme anti-noir en Tunisie en suivant le quotidien de migrantes subsahariennes ; Mostafa explore la marginalité d’une jeune migrante soudanaise dans un quartier populaire du Caire, dans une langue mêlant arabe, peul et anglais. Ces films ont en commun leur volonté de raconter l’Afrique depuis l’Afrique, dans ses langues, ses réalités, ses contradictions.
Vers une industrie audiovisuelle panafricaine : entre ambitions et défis

Au-delà des projecteurs de Cannes, cette émergence est le fruit d’une stratégie continentale. Le Fonds africain du film, annoncé par Afreximbank en mai 2025 et doté d’un milliard de dollars, est une réponse structurelle aux freins historiques du secteur : sous-financement, absence d’infrastructures, fragmentation des marchés. En visant à soutenir la production, la distribution et la formation, ce fonds, adossé au programme CANEX (Creative Africa Nexus), entend transformer durablement l’écosystème.
Par ailleurs, des plateformes comme FEDA (Fonds pour le développement de l’audiovisuel), récemment renforcées, misent sur la formation de talents, la création de studios de post-production sur le continent, et la numérisation des contenus pour mieux les exporter.
Mais il reste des défis majeurs : manque de salles, faible protection contre le piratage, accès limité aux réseaux de diffusion internationaux. Et pourtant, les talents sont là. En témoignent les dizaines de cinéastes africains présents dans les sections parallèles de Cannes ou dans les marchés professionnels comme le Marché du Film, où les délégations du Nigeria, de la Tunisie, du Rwanda ou du Sénégal ont brillé cette année.
L’audio africain en plein essor : entre podcasts, séries et musique de film
L’affirmation du cinéma africain s’inscrit dans un essor plus large de la production audio-africaine. L’Afrique connaît une explosion de podcasts et de créations sonores, notamment dans les métropoles comme Dakar, Abidjan, Nairobi ou Johannesburg. Les jeunes créateurs s’emparent du son comme d’un outil de narration libre, souvent plus accessible que l’image. Des plateformes comme SemaBox (Kenya), Africa Podcast Network ou SoundConnect favorisent l’émergence de récits audio portés par des voix africaines, souvent féminines, diasporiques, et décoloniales.
Parallèlement, les bandes originales de films africains commencent à attirer l’attention des majors et des plateformes de streaming musical. Les compositeurs comme Ré Olunuga (Nigeria), Mohamed Abozekry (Égypte) ou Amine Bouhafa (Tunisie) s’imposent avec des signatures sonores mêlant instruments traditionnels et nappes électroniques, servant à créer des ambiances uniques et enracinées.
L’Afrique écrit son propre scénario
Cannes 2025 aura été le reflet d’un continent qui s’écrit, s’écoute et se raconte à hauteur d’humanité. Les récits africains ne sont plus périphériques, ils deviennent centraux. Non plus objets d’exotisme, mais sujets d’histoire.
Cette dynamique doit maintenant s’inscrire dans le temps. À condition de renforcer la formation, les coproductions sud-sud, l’accès aux écrans, l’exportation des contenus et la conservation du patrimoine audiovisuel africain. Car la reconnaissance est là. Reste à en faire un levier de transformation durable.