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Banques vs opérateurs télécoms : bataille de titans dans le mobile Banking en Afrique 

En Afrique plus qu’ailleurs, les opérateurs télécoms ont lancé une vaste offensive pour conquérir le marché de la banque mobile, s’aventurant au-delà des simples transferts d’argent et des paiements mobiles. Mais les acteurs historiques du secteur, qui voient d’importantes parts de marché et une manne financière colossale leur passer sous le nez, ripostent en accélérant la cadence de leur transformation digitale et en repensant leurs modèles commerciaux. Décryptage.

Par Walid Khefifi, à Tunis

Alliés potentiels, puis concurrents éventuels, et aujourd’hui ennemis jurés. Les banques traditionnelles ont déclaré la guerre aux opérateurs télécoms qui s’attaquent à leur chasse gardée. C’est l’une des principales conclusions de l’étude « The African Digital Banking Transformation Report 2022 » (Rapport 2022 sur la transformation digitale des banques africaines) publiée le 3 mai dernier par le magazine African Banker et le fournisseur de technologies bancaires digitales Backbase.

Cette étude, qui se base sur une enquête réalisée auprès de plus de plus de 115 banques opérant sur le continent, révèle que les établissements bancaires traditionnels considèrent les opérateurs télécoms comme une menace bien plus importante que la montée en puissance des fintechs.  44% des banques sondées estiment que les sociétés de télécommunications constituent une menace sérieuse pour leurs activités. 

« Alors que les opérateurs télécoms sont devenus de véritables acteurs du paysage bancaire sur le continent, les banques prennent conscience du fait qu’ils ont en quelque sorte fait entrer le loup dans la bergerie »

Les services financiers fournis par les acteurs du secteur des télécoms arrivent au 2è rang de l’ensemble des menaces citées par les banques, juste derrière le manque de main d’œuvre qualifiée, mais devant la hausse des coûts opérationnels, le manque d’infrastructures bancaires, l’environnement réglementaire difficile et la concurrence des finetchs et des autres banques ! 

« Alors que les opérateurs télécoms sont devenus de véritables acteurs du paysage bancaire sur le continent, les banques prennent conscience du fait qu’ils ont en quelque sorte fait entrer le loup dans la bergerie », analyse Jean-Michel Huet, associé en charge de l’Afrique chez le cabinet de conseil Bearing Point et ancien chef de produits du groupe Orange.

L’inquiétude des banques est justifiée :  en Afrique, où la majorité de la population a un téléphone dans une poche et du cash dans l’autre, l’engouement pour les solutions dématérialisées de mobile Banking ne se dément pas. Selon le dernier rapport de l’Association mondiale des opérateurs de téléphonie (GSMA), le nombre de comptes mobile money recensés en Afrique a progressé de 17%, pour atteindre à 621 millions à fin 2021, tandis que celui des comptes actifs a connu une hausse de 12%, à 184 millions. Les transactions d’argent mobile sur le continent ont augmenté de 40% sur un an, pour s’établir à 697 milliards de dollars, soit 70% du total des transactions enregistrées à l’échelle mondiale. 

 Au début, les opérateurs se sont contentés de lancer des services de mobile money, qui permettent notamment des transferts d’argent et des paiements des factures via le téléphone mobile, en privilégiant l’approche des partenariats avec les banques. Mais l’appétit venant en mangeant, ils sont devenus plus tentés d’entrer en concurrence frontale avec les acteurs traditionnels du secteur bancaire que de collaborer avec eux. 

Le succès fulgurant des solutions de Mobile money, porté notamment par le précurseur M-Pesa au Kenya, a encouragé les opérateurs à solliciter des licences bancaires pour avoir les coudées franches. Ces agréments leur permettent non seulement de se conformer aux exigences réglementaires, mais aussi d’élargir leur gamme de services financiers à de nouveaux produits. 

« Dans les pays africains anglophones, les régulateurs accordent une plus grande liberté aux opérateurs télécoms, qui commencent d’abord par des solutions de paiement et de transfert d’argent avant d’étoffer leurs offres de produits financiers »

Profitant de la volonté des autorités de régulation d’accroître l’inclusion financière et le decashing de l’économie, plusieurs opérateurs télécoms affichent aujourd’hui l’ambition de proposer une offre qui couvre tous les segments de la banque de détail. « Dans les pays africains anglophones, les régulateurs accordent une plus grande liberté aux opérateurs télécoms, qui commencent d’abord par des solutions de paiement et de transfert d’argent avant d’étoffer leurs offres de produits financiers. Dans les pays francophones, les régulateurs sont moins souples mais la situation est en train de changer », observe Paul Derreumaux, fondateur et président d’honneur du groupe Bank of Africa (BOA). Pour preuve : l’opérateur français Orange a lancé, en juillet 2020, une nouvelle banque 100 % digitale en Côte d’Ivoire, en partenariat avec le bancassureur local NSIA. Baptisée Orange Bank Africa (OBA), cette banque offre à ses clients des crédits à partir de 5 000 francs CFA (8 dollars) ainsi que des produits d’épargne dont un livret rémunéré, délivrés en quelques clics à partir d’un téléphone portable. Elle joue également de synergies avec la solution de paiement mobile Orange Money, née en 2008 sur le modèle du kényan M-Pesa, et qui compte aujourd’hui plus de 60 millions de clients. 

En côte d’Ivoire, OBA a déjà séduit 800 000 clients.  Dix mois après son lancement, la banque digitale a annoncé l’octroi de plus d’un million de prêts, totalisant plus de 45 milliards FCFA (environ 72 millions de dollars). Surfant sur ce succès, elle prévoit de s’implanter au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso, et vise 10 millions de clients en cinq ans, selon Patrick Roussel, directeur des services financiers mobiles d’Orange pour l’Afrique et le Moyen-Orient.

Au Kenya, Vodacom et Safaricom, proposent un compte courant rémunéré aux clients du service M-Pesa par lequel transite désormais plus de 50% du PIB du pays, ainsi que des prêts dont les montants sont calculés en quelques secondes en fonction de l’historique des transactions mobiles de l’utilisateur.

En avril dernier, le sud-africain MTN et l’indien Airtel ont déroché des licences de mobile Banking au Nigeria, où Glo et 9Mobile titillent déjà les colosses du secteur bancaire en proposant un large panel de produits financiers allant du paiement mobile à l’épargne. 

« Ces nouveaux produits représentent un véritable levier de fidélisation des clients puisqu’on change moins facilement de banque que d’opérateur télécoms » 

Pour contourner les obstacles imposés par les autorités de régulation, certains opérateurs ont trouvé une parade qui donne des sueurs froides aux banquiers : le rachat d’un établissement de crédit ayant pignon sur rue.  C’est le cas du groupe de télécommunications Econet Wireless qui a racheté la banque zimbabwéenne Steward Bank, avant de digitaliser la quasi-totalité de ses offres.  

Pour les opérateurs télécoms, les services financiers représentent un nouveau relais de croissance, alors que leur revenu moyen par utilisateur (Average revenue per user/ARPU) dans le segment des services de téléphonie (voix et SMS) tend à s’amenuiser sous l’effet de la concurrence accrue des applications de messagerie gratuites. « En enrichissant leur gamme de services par des produits financiers, les opérateurs montent dans la chaîne de valeur. Ces nouveaux produits représentent aussi un véritable levier de fidélisation des clients puisqu’on change moins facilement de banque que d’opérateur télécoms », explique Jean-Michel Huet.

Selon lui, les facteur clés de succès de la percée des telcos résident principalement dans leurs importants réseaux de distributeurs présents même dans les lieux les plus reculés, et leurs immenses bases de clients.

Face à l’offensive de ces « game changers » agiles, les banques traditionnelles ont du répondant. Elles accélèrent la cadence de leur transformation digitale, en capitalisant sur des avantages comparatifs indéniables tels que l’absence de limites sur des éléments tels que la taille ou la fréquence des transactions ou encore la profonde connaissance de la clientèle.

Environ 60 % des banques sondées dans le cadre de l’étude menée par African Banker et Backbase décrivent la transformation digitale comme étant le facteur le plus important pour leur avenir, et 34 % la classent parmi leurs trois principales priorités.

Dans cette optique, plusieurs banques tentent de se frayer un chemin sur le territoire des opérateurs télécoms. La banque kenyane Equity Bank a par exemple décroché hardiment l’une des trois licences d’opérateur mobile virtuel (MVNO) attribuées par l’Etat pour proposer ses propres services bancaires par téléphone.  Grâce à cet MVNO baptisé Equitel, le groupe bancaire réalise aujourd’hui l’essentiel de ses transactions sur des canaux mobiles. En 2021, le nombre de transactions réalisées via des canaux numériques, prêts compris, s’est élevé à 1,24 milliard, tandis que 40,8 millions de transactions seulement ont été effectuées dans des succursales et des distributeurs automatiques de billets. 

« Les banques, qui ont un peu tardé à saisir la portée des ambitions des opérateurs télécoms dans le domaine services financiers durant plusieurs années, sont en train de se rattraper »

Le groupe sud-africain Standard Bank a, quant à lui, déployé sa propre offre de mobile Banking baptisé « Unayo » (Vous l’avez) sans nouer des partenariats avec des opérateurs télécoms. Cette solution déjà opérationnelle en Afrique du Sud, au Botswana, au Malawi, au Lesotho et au Swaziland est accessible aussi bien sur les smartphones -via une application téléchargeable sur Google Play ou Huawei AppGallery- que sur les téléphones portables les plus basiques, grâce à la technologie USSD. 

« Les banques, qui ont un peu tardé à saisir la portée des ambitions des opérateurs télécoms dans le domaine des services financiers durant plusieurs années, sont en train de se rattraper en gagnant en agilité et en lançant une digitalisation à marche forcée de leurs produits.  Leur principal atout n’est autre que le fait qu’elles soient les seuls acteurs à pouvoir réellement répondre aux besoins d’une clientèle variée dans le segment des crédits », se félicite Paul Derreumaux. 

S’il est indéniable que les opérateurs télécoms gagnent du terrain dans le domaine des services financiers, il n’en demeure pas moins que les banques n’ont pas encore dit leur dernier mot dans cette bataille de titans, dont l’issue déterminera l’avenir de la banque mobile en Afrique et ailleurs…

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