Ngũgĩ wa Thiong’o : « La langue coloniale est une bombe culturelle »
Dans cet extrait de son essai majeur Decolonising the Mind (1986), l’écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o analyse la langue comme arme centrale du colonialisme. Il y dénonce la violence symbolique imposée par l’imposition des langues européennes et appelle à une réappropriation des langues africaines pour reconquérir la souveraineté culturelle et mentale.

Par Ngũgĩ wa Thiong’o*
“Le véritable objectif du colonialisme était de contrôler les richesses d’un peuple… Mais le contrôle économique et politique ne peut jamais être complet ni efficace sans un contrôle mental. Contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler ses outils de définition de soi dans sa relation avec les autres.
Pour le colonialisme, cela impliquait deux aspects d’un même processus : la destruction ou le dénigrement délibéré de la culture d’un peuple — son art, ses danses, ses religions, son histoire, sa géographie, son éducation, sa tradition orale et sa littérature — et l’élévation consciente de la langue du colonisateur.
La domination de la langue d’un peuple par celle des nations colonisatrices était essentielle à la domination de l’univers mental des colonisés.
La langue était le véhicule le plus important par lequel ce pouvoir fascinait et retenait l’âme prisonnière. La balle était le moyen de la soumission physique. La langue était le moyen de la soumission spirituelle.
Quand nous parlions nos langues, elles étaient associées à un statut inférieur, à l’humiliation, à la punition corporelle, à une intelligence lente ou à une stupidité flagrante, à l’inintelligibilité et à la barbarie. Cela était renforcé par le monde que nous découvrions dans les œuvres de génies du racisme tels que Rider Haggard ou Nicholas Monsarrat ; sans parler des déclarations de certains géants de l’establishment intellectuel et politique occidental comme Hume (« … Le nègre est naturellement inférieur aux blancs… »), Thomas Jefferson (« … Les Noirs sont inférieurs aux blancs quant aux dons du corps et de l’esprit… »), ou encore Hegel, qui comparait l’Afrique à une terre d’enfance, au-delà de l’histoire consciente d’elle-même.
L’effet d’une bombe culturelle est d’anéantir la foi d’un peuple en ses noms, en ses langues, en son environnement, en son héritage de luttes, en son unité, en ses capacités et, finalement, en lui-même. Elle lui fait voir son passé comme un désert de non-réalisations, et le pousse à vouloir s’éloigner de ce désert.
Elle lui fait désirer s’identifier à ce qui est le plus éloigné de lui-même ; par exemple, à la langue des autres plutôt qu’à la sienne. Elle l’amène à s’identifier à ce qui est décadent et réactionnaire, à toutes les forces qui veulent tarir ses propres sources de vie.
Elle sème même de sérieux doutes sur la légitimité morale de la lutte. Toute possibilité de victoire est perçue comme un rêve ridicule et lointain. Les résultats escomptés sont : le désespoir, l’abattement et un désir collectif de mort.
Ainsi, la langue et la littérature nous éloignaient de plus en plus de nous-mêmes, pour nous rapprocher des autres, de leur monde.
Ce qui était produit, c’était une littérature qui n’était pas vraiment la nôtre, une littérature aliénée de la majorité du peuple.
La question est la suivante : nous avons hérité d’une langue que nous utilisons aujourd’hui. Est-il possible de l’utiliser de manière à exprimer les réalités africaines ? Pouvons-nous l’utiliser pour porter nos propres expériences ? Ou bien porte-t-elle le poids d’un héritage colonial dont elle ne peut se défaire ?
Ma réponse est que oui, nous le pouvons, mais seulement si nous considérons la langue comme un moyen de communication, et non comme un vecteur de culture.
Nous devons voir la langue comme un outil, et non comme un maître.
Nous devons nous considérer comme les créateurs de la langue, et non comme ses victimes.
Nous devons reconquérir nos langues, nos cultures, nos histoires et nos identités.
Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons véritablement décoloniser nos esprits.”
*Ngũgĩ wa Thiong’o (1938–2025) était un écrivain et intellectuel kényan de renommée mondiale, décédé le 28 mai 2025 à l’âge de 87 ans à Buford, en Géorgie, aux États-Unis. Figure majeure de la littérature africaine, il était connu pour son engagement en faveur de la décolonisation culturelle et de la promotion des langues africaines. Son œuvre, comprenant des romans, des essais et des pièces de théâtre, a profondément influencé la pensée postcoloniale.