Akinwumi A. Adesina : “L’architecture financière mondiale ne répond pas aux attentes de l’Afrique et des pays en développement”
Dans son discours d’ouvertures des Assemblées Annuelles de la Banque africaine de développement, son président, Akinwumi A. Adesina s’est prononcé sur l’évolution de l’architecture financière mondiale et des banques multilatérales de développement. Il a ainsi exhorté les chefs d’État, gouverneurs, ministres et dirigeants d’institutions financières mondiales présents « à ne jamais oublier les besoins de l’Afrique ».
Par Akinwumi A. Adesina
Excellences, Mesdames, Messieurs,
Il y a quelques semaines à peine, le Secrétaire général des Nations Unies a alerté le monde sur le retard pris dans la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD). Le succès des Objectifs de développement durable à l’échelle planétaire passe par leur succès en Afrique. Nous devons nous attaquer à la sécurité alimentaire dans le monde, au changement climatique, à la dette et à la préparation sanitaire aux pandémies en tirant parti de l’expérience acquise avec le Covid-19.
À cet égard, j’aimerais souligner sept points.
Premièrement : l’architecture financière mondiale ne répond pas aux attentes de l’Afrique et des pays en développement qui sont confrontés à de nombreux défis mondialisés.
L’architecture financière mondiale doit être modifiée pour relever plus efficacement les défis mondiaux et accélérer la réalisation des Objectifs de développement durable
L’architecture financière mondiale doit être modifiée pour relever plus efficacement les défis mondiaux et accélérer la réalisation des Objectifs de développement durable. Pourtant, à seulement huit ans de l’échéance fixée pour les Objectifs de développement durable, le monde tarde à les atteindre. Fondamentalement, nous devons donc nous interroger sur la capacité de l’architecture financière mondiale à satisfaire aux besoins du monde, en particulier aux besoins et aux aspirations des pays en développement, et plus particulièrement à ceux de l’Afrique.
Avant la pandémie, les progrès réalisés pour atteindre les Objectifs de développement durable étaient mitigés et leur financement insuffisant, accusant un déficit de financement annuel de 2 500 milliards de dollars américains pour les pays en développement. L’Afrique aura besoin de 1 300 milliards de dollars américains par an pour satisfaire à ses besoins en matière de développement durable d’ici à 2030. En outre, l’Afrique nécessitera jusqu’à 144 milliards de dollars américains par an pour se remettre des répercussions de la pandémie de Covid-19 et reconstruire les économies du continent.
Aujourd’hui, l’Afrique est confrontée à trois défis majeurs, que je surnomme les 3 C : Covid, Climat et Conflits. La solution à ces défis est la même, et je l’appelle les 3 F : Finance, Finance et Finance
Aujourd’hui, l’Afrique est confrontée à trois défis majeurs, que je surnomme les 3 C : Covid, Climat et Conflits. La solution à ces défis est la même, et je l’appelle les 3 F : Finance, Finance et Finance. Pourtant, les financements disponibles qui permettraient de relever ces défis sont très limités.
Deuxièmement : l’architecture financière mondiale doit s’attaquer de manière décisive au changement climatique. Le changement climatique fait des ravages dans les économies africaines. Le continent, qui ne représente que 3 % des émissions historiques de carbone, souffre de manière disproportionnée des effets du changement climatique. Chaque année, l’Afrique perd entre 7 et 15 milliards de dollars américains à cause du changement climatique. Cette estimation devrait atteindre les 45 à 50 milliards de dollars américains par an d’ici à 2040. L’Afrique a besoin d’un apport moyen de 2 700 milliards de dollars américains pour mettre en œuvre les Contributions déterminées au niveau national (CDN) du continent d’ici à 2030.
L’architecture financière mondiale n’assure que 3 % du financement mondial de l’action climatique pour l’Afrique
Pourtant, l’architecture financière mondiale n’assure que 3 % du financement mondial de l’action climatique pour l’Afrique. Le continent n’a reçu que 18,3 milliards de dollars américains par an environ de financement climatique entre 2016 et 2019. Au rythme actuel, un déficit du financement climatique de 242,4 milliards de dollars américains par an subsistera jusqu’en 2030. Cela sapera sans aucun doute les efforts que l’Afrique fournit pour soutenir sa résilience climatique et une transition énergétique juste.
Nous devrions faire de la COP28, qui sera accueillie par les Émirats arabes unis, un moment décisif pour la mobilisation d’un plus grand financement du secteur privé en faveur de la lutte contre le changement climatique.
Troisièmement : l’architecture financière mondiale est mal préparée pour réagir face à l’aggravation de la crise de la dette, en particulier dans les pays en développement et en Afrique. L’architecture financière mondiale doit répondre efficacement aux défis croissants en matière d’endettement des pays africains dans un contexte de tensions financières engendrées par la pandémie de Covid-19, le changement climatique et le conflit qui a surgi récemment entre la Russie et l’Ukraine.
Bien que la dette publique médiane ait été ramenée à 65 % du PIB par rapport à 68 % en 2021 en raison des effets positifs des mesures d’allègement de la dette, notamment l’initiative de suspension du service de la dette, les niveaux d’endettement sont toujours plus élevés que celui d’avant la pandémie, qui s’élevait à 61 %.
La structure de la dette africaine a également changé de façon spectaculaire. Alors que la dette bilatérale représente 27 % de l’endettement contre 52 % en 2000, la dette commerciale représente 43 % de l’endettement total, contre 20 % en 2000. L’expansion et la fragmentation de la base créancière compliquent le règlement de la dette par les institutions de Bretton Woods.
Il est urgent de réformer l’architecture financière internationale actuelle pour la rendre apte à une restructuration ordonnée de la dette
Il est urgent de réformer l’architecture financière internationale actuelle pour la rendre apte à une restructuration ordonnée de la dette. Le règlement de la dette en Afrique, en particulier en dehors des processus du Club de Paris, a souvent connu des dysfonctionnements et des lenteurs, avec des conséquences économiques coûteuses. Pour éviter des coûts élevés de résolution de la dette et limiter la probabilité de réapparition des crises de l’endettement, la communauté internationale doit faire pression en faveur d’une transparence accrue et d’une coordination mondiale entre les créanciers.
Il est essentiel de faire fonctionner le Cadre commun de traitement de la dette du G20. Des quatre pays africains (le Tchad, l’Éthiopie, la Zambie et le Ghana) ayant actuellement demandé un traitement de la dette au titre du Cadre commun, aucun n’a encore achevé le processus lui permettant de bénéficier de cette facilité.
Il est urgent de réformer l’architecture mondiale du système financier et de la dette afin de réduire les coûts, les délais et les complications juridiques de la restructuration de la dette des pays africains.
Quatrièmement : le dysfonctionnement du financement mondial des imprévus en Afrique.
Les droits de tirage spéciaux (DTS) émis par le Fonds monétaire international ont permis de débloquer des ressources importantes pour aider les pays à faire face à la réduction constante de leur marge de manœuvre budgétaire. Mais sur les 650 milliards de dollars américains émis dans le cadre des droits de tirage spéciaux, l’Afrique n’en a reçu que 33 milliards de dollars américains, soit 4,5 %. L’Union africaine a demandé la réaffectation de 100 milliards de dollars américains de droits de tirage spéciaux à l’Afrique, dont une partie passerait par la Banque africaine de développement, en tant que détenteur prescrit des droits de tirage spéciaux.
La Banque africaine de développement a été la première à réclamer la réorientation des droits de tirage spéciaux par les pays développés vers des banques de développement multilatérales. Ces dernières peuvent exercer un effet de levier sur les droits de tirage spéciaux. Au niveau de la Banque africaine de développement, nous pouvons multiplier par 3 ou 4 l’effet de levier des droits de tirage spéciaux. Cette réaffectation nous permettra également de fournir un financement plus important aux banques de développement régionales et nationales en Afrique, dans le cadre d’un financement en commun, afin d’accélérer la réalisation des Objectifs de développement durable.
Je suis ravi que le modèle innovant de réorientation des droits de tirage spéciaux vers les banques multilatérales de développement, mis au point par la Banque africaine de développement, en collaboration avec la Banque interaméricaine de développement, ait été considéré par le personnel du Fonds monétaire international répondre aux critères de qualité fondamentaux des actifs de réserve pour les droits de tirage spéciaux. Cela signifie que les pays donateurs de droits de tirage spéciaux peuvent maintenant faire transiter ces derniers par la Banque africaine de développement et d’autres banques de développement multilatérales, et continuer à les comptabiliser comme des réserves.
Il s’agit là d’une véritable transformation qui changera la donne pour l’Afrique, sans aucun coût pour les contribuables des pays donateurs de droits de tirage spéciaux. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est que cinq pays donateurs de premier plan forment un groupe pour fournir des droits de tirage spéciaux par l’intermédiaire de la Banque africaine de développement.
Cinquièmement : les instruments de financement actuels sont loin d’être en mesure de mobiliser les ressources nécessaires pour relever les défis du développement et appellent à un changement des modèles économiques des institutions financières multilatérales.
Les fonds de pension et les investisseurs institutionnels mondiaux gèrent plus de 145 000 milliards de dollars américains d’actifs. L’architecture financière mondiale devrait se concentrer davantage sur la manière d’exploiter ces ressources conséquentes. Cela nécessitera des changements significatifs dans les modèles économiques des institutions financières multilatérales, ceci afin de déployer davantage de facilités de garantie des risques, d’élargir l’utilisation de la titrisation synthétique pour tirer parti de leurs bilans, et de transférer certains des actifs de leurs comptes souverains et non souverains au secteur privé afin de libérer plus d’espace pour des prêts supplémentaires.
La Banque africaine de développement a joué un rôle de premier plan au niveau mondial en adoptant des approches novatrices pour alléger son bilan. De nombreuses recommandations du Rapport du G20 sur l’adéquation des fonds propres ont déjà été mises en œuvre par la Banque bien avant qu’elles ne soient préconisées.
La Banque africaine de développement, en collaboration avec la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement, a mis en œuvre le premier échange d’exposition entre les banques de développement multilatérales, ce qui a libéré 10 milliards de dollars américains de marge de prêt supplémentaire pour notre Banque.
Nous avons été la première et la seule banque multilatérale de développement à mettre en œuvre un programme de titrisation synthétique pour transférer une partie du portefeuille de nos prêts non souverains au secteur privé. Plus important encore, la transaction a rassemblé de nouveaux investisseurs qui n’avaient jamais été exposés au risque africain auparavant, pour se lancer dans une première exposition au risque de crédit sur le continent.
En 2022, nous avons conclu avec le soutien du Royaume-Uni une autre transaction innovante de transfert de risque de 2 milliards de dollars américains pour notre portefeuille souverain, afin d’aider à généraliser le financement de l’action climatique. Une fois de plus, il s’agit du premier transfert de risque de portefeuille par une Banque de développement multilatérale sur un portefeuille souverain comprenant des investisseurs du secteur privé.
En juillet de l’année dernière, notre Conseil d’administration a approuvé l’émission de capitaux hybrides durables, que la Banque africaine de développement a imaginés et mis au point pour la première fois en 2021. Ce capital sera multiplié par trois ou quatre grâce à l’émission d’obligations vertes, sociales et durables. Il est important de noter que la Banque africaine de développement reste la plus grande émettrice d’obligations sociales au sein des banques multilatérales de développement. Une émission de capital hybride durable est prévue pour bientôt.
Parmi tous ces efforts, la Banque africaine de développement va au-delà du financement de projets et adopte une approche systémique fondée sur des portefeuilles pour créer de nouvelles catégories d’actifs permettant aux investisseurs institutionnels de mettre en commun et de diversifier leurs risques.
Sixièmement : pour que l’architecture financière multilatérale soit plus efficace, il est nécessaire d’accroître l’effet de levier du financement du secteur privé en faveur du développement.
Demander aux banques multilatérales de développement des efforts supplémentaires suppose d’y consacrer des ressources additionnelles
Mais demander aux banques multilatérales de développement des efforts supplémentaires suppose d’y consacrer des ressources additionnelles. L’adéquation du capital des banques de développement multilatérales doit faire l’objet d’un examen approfondi. L’extension des travaux visant à mobiliser le secteur privé consommera du capital-risque : or, la proportion de capital-risque disponible reste extrêmement faible.
La réalité est que les banques multilatérales de développement dépendent largement du capital exigible et que seule une petite partie de leur capital est libérée. Cela limite le capital-risque effectif qu’elles peuvent utiliser pour réduire les risques et obtenir des financements du secteur privé à grande échelle, en raison de limites prudentielles strictes qu’elles doivent respecter pour conserver et jouir de leur prestigieuse note de crédit « AAA ». Pour que l’idée de passer de « milliards à des milliers de milliards » se concrétise, il faudrait augmenter de manière significative le capital des banques de développement multilatérales, mais surtout la part de leur capital-risque déployable.
L’Africa Investment Forum inauguré en 2018 par la Banque africaine de développement et ses partenaires est devenu la première plateforme d’investissement privé pour l’Afrique. Il a attiré plus de 142 milliards de dollars américains d’intérêts d’investissement vers l’Afrique en seulement quatre ans, soit 150 projets, de la part d’investisseurs du secteur privé africain et mondial, ainsi que d’investisseurs institutionnels. L’édition 2023 de l’Africa Investment Forum se tiendra du 8 au 10 novembre à Marrakech au Maroc.
L’Alliance pour des infrastructures vertes en Afrique, créée par la Banque africaine de développement, Africa50 et plusieurs partenaires, aidera à mobiliser 10 milliards de dollars américains de financement du secteur privé pour les infrastructures vertes en Afrique. Elle contribuera à l’objectif du Partenariat du G7 pour l’investissement dans les infrastructures mondiales, qui vise à mobiliser 600 milliards de dollars américains pour le financement d’infrastructures de qualité.
Septièmement : il convient de promouvoir les efforts régionaux de lutte contre les risques systémiques en Afrique, et de prévoir des filets de sécurité régionaux permettant de faire face à la myriade de chocs exogènes et venant compléter le filet de sécurité mondial du Fonds monétaire international.
L’Afrique est la seule région du monde qui ne dispose pas de réserves de liquidités pour se protéger contre les chocs
L’Afrique est la seule région du monde qui ne dispose pas de réserves de liquidités pour se protéger contre les chocs.
Pour protéger l’Afrique contre les chocs économiques futurs, la Banque africaine de développement et l’Union africaine collaborent à la mise en place d’un Mécanisme africain de stabilité financière.
Au cours de la 35e session ordinaire de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement de l’Union africaine, les chefs d’État et de gouvernement ont appelé à la mise en place du Mécanisme africain de stabilité financière et ont demandé à la Commission de l’Union africaine et au Groupe de la Banque africaine de développement de travailler avec toutes les parties prenantes concernées pour accélérer l’opérationnalisation du mécanisme et sa croissance. Le Mécanisme africain de stabilité financière complétera les filets de sécurité mondiaux proposés par le FMI pour apporter un soutien en liquidités aux pays subissant une crise.
Excellences, Mesdames et Messieurs,
Nous avons besoin d’un multilatéralisme inclusif avec une représentation équitable et juste dans les institutions de Bretton Woods.
La réalisation de la réforme de l’architecture financière mondiale exige que la voix de l’Afrique soit renforcée auprès du Conseil d’administration du FMI, au sein duquel le continent ne dispose que de 2 sièges.
En fin de compte, l’architecture financière mondiale devrait être plus réactive, inclusive, responsable et repensée pour soutenir le développement accéléré du monde, en particulier celui de l’Afrique.
Nous devons veiller à ce que les priorités et les défis de l’Afrique soient au cœur de la réforme de l’architecture financière mondiale.
Les besoins de l’Afrique ne doivent jamais être oubliés.
Je vous remercie de votre attention.
*Discours d’ouverture, Akinwumi A. Adesina Président du Groupe de la Banque africaine de développement – Assemblées annuelles 2023 du Groupe de la Banque africaine de développement – Charm el-Cheikh, Égypte 23 mai 2023