Forte de 20 ans d’expérience dans l’industrie textile, Maryse Mbonyumutwa décide en 2010 de s’associer avec le groupe chinois C&D pour cofonder la société de production textile Pink Mango qui emploie aujourd’hui 4 000 personnes (dont 80% de femmes) dans sa propre usine de confection locale. A travers sa marque Asantii, « merci » en Swahili, elle ambitionne de délocaliser la production textile mondiale de l’Asie vers l’Afrique tout en menant une politique RSE responsable et avant-gardiste. ANA l’a rencontrée.
Propos recueillis par Bernard Bangda
Pendant que des Africains préfèrent les places européennes et américaines pour s’installer, vous faites le mouvement contraire. Pourquoi ?
J’ai commencé ma carrière en Belgique et en Angleterre. Puis, je suis rentrée dans l’entreprenariat en Europe que je n’ai pas complètement quittée. J’y ai toujours des bureaux avec une équipe en Belgique et une autre en Angleterre. Dans notre industrie, les expansions se font plus vers l’Asie du Sud-Est, ce que j’ai fait en sous-traitance.
La première raison de mon retour sur le continent est que je suis d’abord Africaine, Rwandaise. Mais je tiens également compte de ce que le business dans lequel je m’engage ait du sens, qu’il soit rentable, parce qu’on ne rentre pas uniquement parce qu’on a des liens sentimentaux avec le lieu où on implante son affaire.
Ensuite, il y a un message dans tout ce projet. Ce message est principalement destiné à la diaspora africaine en Europe dont j’ai fait partie pendant 27 ans. Il y a un discours usant depuis l’université et dans les cercles intellectuels africains en Europe. Vraiment ce discours usant s’articule sur deux points : la situation de notre continent est le fait du colonisateur, ou du néo-colonisateur ; cette situation est également le fait de nos dirigeants.
« Les 4 000 ouvriers de nos usines, dont environ 75% sont des jeunes de moins de 30 ans, sont, en réalité, 4 000 non-candidats à l’exil européen »
Tant qu’on est confortablement assis en Europe et qu’on peut se permettre ce genre de discours, je pose toujours la question : et après ces constats, qu’est-ce que vous faites ? Mon projet porte alors ce message en direction de la diaspora. Peu importe l’état de nos pays et de nos économies, le développement de l’Afrique est de notre responsabilité en premier. Il faut arrêter de se victimiser même si la mainmise du néo-colonisateur est puissante, les réponses aux problèmes de l’Afrique devront venir des Africains.
La troisième raison est qu’étant arrivée en Europe en tant que réfugiée, j’ai connu le parcours de réfugié africain en Europe. Notamment dans une Belgique socialiste qui, à l’époque, a permis aux candidats réfugiés d’étudier. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Quand je vois comment est stigmatisé l’Africain qui arrive en Europe, je pense qu’il y a quelque chose à faire pour l’intégration de ces réfugiés, surtout les jeunes qui constituent une matière grise. Certainement mieux intégrés, ils pourraient apporter des solutions à la fois pour les pays hôtes et en Afrique en créant des emplois. Vous avez pu visiter nos usines qui comptent au total 4 000 ouvriers, dont environ 75% sont des jeunes de moins de 30 ans. En réalité, ce sont 4 000 non-candidats à l’exil européen. Nous sommes tous interconnectés et je crois qu’il faut apporter des solutions à chaque échelon.
Parlant justement de vos employés, le fait d’avoir des effectifs fortement composés de jeunes filles ne pose-t-il pas de problèmes d’instabilité ?
« Dans un environnement adapté, les femmes sont plus productives et plus consciencieuses que les hommes »
Je vous avoue que c’est un des grands challenges de notre industrie. Quand j’ai commencé cette aventure avec un partenaire chinois dont je me suis séparé pour des raisons de vision, le recrutement de jeunes filles posait un problème. Mais c’était à tort parce que nous nous sommes finalement rendu compte que, bien encadrées dans un environnement adapté à leur travail, elles sont bien plus productives et beaucoup plus consciencieuses que les hommes. Elles peuvent être beaucoup plus loyales. D’où l’importance d’avoir des aménagements sur les lieux de travail.
Vous vous souvenez de la politique de responsabilité sociétale d’entreprise (RSE) dont nous avons parlé lors de votre visite. Il faut intégrer les réalités de notre pays, de notre continent. Dernièrement, j’étais à la réunion du dialogue national où l’on nous a présenté les chiffres du dernier recensement de la population. Il en ressort que les femmes sont à 51% majoritaires. En plus, l’Afrique est le continent avec le taux de natalité le plus élevé au monde.
Au lieu de fuir ces problèmes, il faut faire avec. Les affronter, transformer ces désavantages en avantages. Si je peux vous donner un exemple basé sur des statistiques encore en construction chez nous, le projet pilote de la crèche que vous avez vu, qui inclut le projet pilote d’allaitement, donne des résultats très positifs. Ce, parce que les mamans ayant leurs enfants à la crèche, celles qui allaitent, sont parmi les plus performantes à l’usine. Nous attendons d’avoir des statistiques beaucoup plus fiables après six mois. Au final, chez nous, il n’y a pas de différence entre un homme et une femme sauf dans les résultats de chacun derrière un même poste de travail.
Vous optez pour la qualité en produisant peu. Est-ce rentable ?
Nous avons choisi de produire en petites quantités pour certaines raisons. Premièrement, nous sommes une marque qui démarre. C’est très important. Deuxièmement, nous voulons nous inscrire dans la durée. Aujourd’hui, la grande pollution de notre industrie vient de la surproduction. A partir du moment où on produit plus qu’on ne va vendre, les invendus deviennent à moyen et à long termes des déchets. Il faut donc un changement de mentalité dans l’industrie de la mode. Il faut commencer à revoir ses modes de fast-fashion où on est obligé de sortir des millions de produits toutes les six semaines, à moindre qualité, qui ne se porteront que sur une durée limitée. Ceci constitue l’un des défis majeurs de l’industrie de la mode qui pollue.
Par ailleurs, nous produisons en petites quantités parce que nous sommes également en phase de formation de nos employés. Vous avez vu le niveau de qualité auquel on arrive qui, je pense, est le plus élevé en Afrique pour une marque africaine.
Troisièmement, nous sommes encore en phase d’investissement. Mais les volumes que vous avez vus vont évoluer dans notre business-plan, avec la demande qui augmente également. Et puis, nous ne sommes pas non plus à des niveaux de prix qui demandent aujourd’hui un rendement à l’échelle parce que c’est une marque premium de luxe. Et partout dans le monde, les quantités des marques premium sont bien inférieures aux marques de masse.
Vous avez choisi d’investir au Rwanda qui n’a pas d’accès à la mer. A priori, c’est un handicap à l’exportation de vos produits. Non ?
« Avec un sous-sol plutôt pauvre comparé aux autres pays de l’Afrique et sans port, le Rwanda s’est développé. C’est le fruit du volontarisme »
La réponse a été apportée par le gouvernement qui a vu en notre projet la possibilité de créer au moins 10 000 emplois. Il aurait pu être installé dans d’autres pays africains qui ont des ports, qui produisent du coton, avec des populations bien plus grandes que chez nous. Finalement, c’est le Rwanda que nous avons choisi parce qu’il a été prompt à répondre et a trouvé une solution extraordinaire. Je crois qu’avec les quelques années que je viens de passer en tant que « rapatriée » en Afrique, la plus grande richesse dans laquelle nous devons tous investir, je vais vous surprendre, ce ne sont pas les matières premières, c’est le volontarisme. Et pourquoi ? Parce que nous sommes un pays qui n’a pas un sous-sol riche. Il est plutôt pauvre comparé aux autres pays de l’Afrique. Nous n’avons pas de port mais vous avez vu à quoi ressemble Kigali aujourd’hui. C’est le fruit du volontarisme.
Je ne peux pas m’imaginer que, quand on voit d’autres nations qui ont construit des avions, des fusées et bien d’autres choses extraordinaires, nous, au Rwanda, un pays enclavé, on devait trouver des solutions pour qu’un projet pareil ne nous échappe pas. Sinon, comme je le disais, concrètement, à côté du volontarisme s’est traduit par un programme d’incitants pour nous installer. Et ces incitants fiscaux et logistiques nous ont permis que la contrainte logistique, du fait que nous soyons un pays enclavé, ait été atténuée et nous permette aujourd’hui d’avoir un coût d’opération logistique équivalent à si nous étions basés près d’un port.
Le deuxième point le plus important est que, quand on parle d’étranger, nous ne parlons pas que des pays européens et des États-Unis. L’étranger, c’est également les pays frontaliers. Nous avons installé cette industrie au Rwanda pour conquérir le marché commun offert de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Tant que nous vendons en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie, au Congo et un peu plus loin, c’est de l’export à l’étranger. Et la position géographique du Rwanda en sera plus un désavantage. Au contraire.
D’où vous vient la matière première pour la fabrication de vos produits ?
« Dès 2024, nous allons utiliser du coton cultivé, traité et transformé en Afrique afin de garder de la valeur ajoutée sur le continent »
Nous avons deux activités. La principale est spécialisée dans la fabrication des vestes à manches pour l’hiver et permet l’investissement dans Asantii. La matière première nous vient de Chine à 100%. Par contre, les matières premières qui contribuent à la confection des produits de la marque Asantii nous viennent d’un peu paetotu sur le continent. Notamment d’Égypte, de Madagascar, du Kenya, du Burkina Faso, du Maroc. Et nous allons intensifier notre sourcing l’année prochaine sur le continent surtout avec nos volumes qui seront plus importants. Nous allons pouvoir attirer les fabricants de textile pour leur montrer qu’il y a un marché potentiel. Nous allons utiliser du coton cultivé, traité et transformé en Afrique afin de vraiment garder de la valeur ajoutée sur le continent.
« Quand des VIP repartent avec un produit d’une marque africaine, qu’elles marient à d’autres marques de luxe et premium d’ailleurs, nous avons changé « la narrative » ».
Que faisait Asantii au congrès de la FIFA à Kigali ?
Asantii a été choisi parmi les marques de mode rwandaises à présenter aux invités VIP intéressés par la mode. Il y avait l’ambassadrice de la FIFA et mannequin brésilien, Adriana Lima, et l’ancien mannequin, Victoria Secret, pour une visite de shooping à Asantii, une marque qu’elle a beaucoup adorée avec la femme du président de la FIFA. Nous leur avons présenté ce que le Rwanda pouvait faire de mieux en marques de mode également.
Les échos sont très positifs parce qu’elles ont acheté beaucoup de choses. Ce qui prouve que ce n’est pas seulement un support qu’on achèterait comme un objet d’artisanat quand on visite un pays. Quand on achète quatre ou cinq pièces de vêtement pour soi-même, c’est qu’on va les porter et qu’on est convaincu que la qualité est meilleure que ce qu’on peut voir ailleurs.
Quand elles repartent avec un produit d’une marque africaine, avec une étiquette « Made in Africa » par des matières sourcées en Afrique, et qu’on est très fier de les marier à d’autres marques de luxe et de premium, pour moi, on coche vraiment la case « changer la narrative ».