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Subsahariens en Tunisie : Les contre-vérités de Saied

Le chef de l’Etat accuse la société civile de fomenter une colonisation de peuplement menée en Tunisie par des sans-papiers subsahariens. Kais Saied dénonce ceux qui veulent «changer la composition démographique» du pays, en évoquant «la violence et la criminalité». Ses preuves ? Le ministère de l’Intérieur, contacté par Nawaat, affirme ne pas disposer de statistiques sur le nombre de migrants impliqués dans des affaires criminelles. Et les faits balayent les fantasmes xénophobes.

Par  Rihab Boukhayatia

Le président de la République, Kais Saied, a fustigé  les « hordes de migrants clandestins originaires d’Afrique subsaharienne ». Des mesures «  urgentes  » sont nécessaires pour mettre fin à ce «  flux incessant » à l’origine de « violences et de crimes », a souligné Saied lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, tenue le 21 février. Ces propos d’une virulence sans précédent ont été repris dans un communiqué publié sur le compte Facebook officiel de la présidence tunisienne, suscitant une vive polémique sur les réseaux sociaux. Le lendemain, le chef de l’Etat persiste et signe lors d’une visite au siège de la société tunisienne des industries pharmaceutiques, le 22 février, en s’attaquant à ceux qui veulent « changer la composition démographique de la Tunisie  ».

Ces propos interviennent dans un contexte marqué par la montée d’un discours haineux contre les migrants en Tunisie. Très actif sur les réseaux sociaux et ouvertement xénophobe,  le parti nationaliste tunisien revendique ainsi l’expulsion des migrants sans papiers originaires d’Afrique subsaharienne.

Et ce parti a désormais droit de cité puisque ses membres sont reçus et écoutés par des  représentants de l’Etat. Le 29 décembre 2022, le gouverneur de l’Ariana a ainsi reçu des membres de cette mouvance. Un mois plus tard, le 9 février 2023, des figures du parti s’afficheront même sur Facebook en compagnie d’un responsable de la présidence du gouvernement Mais que des propos aussi controversés soient repris au sommet de l’Etat, c’est une première.

Rhétorique complotiste

Le président de la République fait sienne la rhétorique du parti nationaliste tunisien. Il pointe ainsi du doigt « une entreprise criminelle commencée depuis le début de ce siècle visant à changer la composition démographique de la Tunisie ». Et de vilipender « des tierces parties ayant reçu des financements colossaux depuis 2011 pour peupler le pays par des migrants clandestins de l’Afrique subsaharienne ». Le président de la République poursuit sa théorie complotiste en arguant que derrière cette entreprise, il y a un but « inavoué ». En l’occurrence, dépouiller la Tunisie de son identité arabo-musulmane et la réduire uniquement à sa dimension africaine.

Cette diatribe anti-migrants renvoie à la théorie de Grand remplacement introduite en 2010 par l’écrivain français Renaud Camus. Devenue au centre des débats politiques en France, cette théorie s’est exportée dans d’autres pays, atteignant cette fois-ci la Tunisie. Un pays comptant une importante diaspora à l’étranger.

En France, le président du parti « Reconquête », Eric Zemmour a salué le discours de Saied en s’en servant pour défendre son appel à expulser les migrants sans papiers de son pays. A noter que même des figures de l’extrême droite française, dans un soucis de respectabilité, ne tiennent plus des discours d’une telle virulence.

La Tunisie compte un peu plus de 11 millions d’habitants. Or seuls environ 57 mille migrants subsahariens y vivent, d’après les estimations du département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (UNDESA). Alors que l’enquête nationale sur la migration internationale, publiée en 2021, et réalisée par l’Institut national des statistiques (INS) et l’Observatoire national de la migration, avance le chiffre de près de 59 mille individus. Or ces deux organismes ne relèvent pas de la société civile, tant décriée par Kais Saied, mais de l’Etat.

L’arrivée de migrants en Tunisie n’émane pas d’une entreprise colonisatrice mais d’une politique nationale et d’un contexte régional. La suppression du visa d’entrée dans le territoire tunisien pour les ressortissants de nombreux pays subsahariens a contribué à cette migration. Cette exemption de visa accordée depuis des années par le ministère des Affaires étrangères visait à renforcer les échanges économiques avec ces pays.

Par conséquent, l’entrée de nombreux migrants sur le territoire tunisien s’est faite de manière légale. Parmi eux, il y a des étudiants venus faire leurs études en Tunisie dans le cadre de coopérations bilatérales entre la Tunisie et leur pays d’origine. D’ailleurs, le statut illégal de certains d’entre eux en Tunisie est due aux paperasses administratives entravant le renouvellement de leur carte de séjour.

Plus globalement, l’intention de beaucoup de migrants n’est pas de s’installer en Tunisie ou de la coloniser mais d’en faire un pays de transit vers l’Europe. D’après l’enquête de l’INS et de l’Observatoire national de la migration, près de deux tiers des migrants subsahariens ont l’intention de quitter la Tunisie.

L’identité arabo-musulmane menacée ?

D’après l’enquête précitée, les migrants en Tunisie sont en premier lieu originaires du Maghreb (37%), d’autres pays d’Afrique (36.4%) puis d’Europe (18.5%). Parmi les 6,068 réfugiés et demandeurs d’asile, 45.4% sont des Syriens, selon les données du Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés à Tunis (UNHCR), datant de septembre 2022. Les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile viennent de différents pays dont beaucoup sont musulmans ou y comptant une importante population musulmane, à savoir la Libye, le Mali ou encore l’Érythrée.

Par ses propos, Saied semble reprendre à son compte les thèses du parti nationaliste tunisien, évoquant l’expansion des églises tenues par des Subsahariens. Tout d’abord, les libertés de croyance et de culte sont garanties par la Constitution tunisienne. Le recours des migrants de confession chrétienne à la mise en place de leurs lieux de culte s’inscrit dans une logique de débrouillardise face à l’absence de l’Etat, explique à Nawaat Ali Belhaj, enseignant-chercheur et expert en migration internationale. « Ils ont dû dénicher leurs propres solutions. On trouve ainsi des lieux de culte, de restauration, de fête qui leur sont destinés », ajoute-t-il.

Pour le spécialiste, l’Etat tunisien est absent dans la gestion du flux migratoire. Kais Saied peste ainsi contre une situation dont lui-même est responsable.

Une société civile complice ?

L’arrivée des migrants par voie illégale est l’objet de trafics d’êtres humains et de traite. Ces trafiquants agissent toujours en toute illégalité en spoliant au passage les migrants. Selon le rapport de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP) de 2022, 54% des victimes de de la traite en 2021 étaient des étrangers. Parmi eux 64% sont des Ivoiriens.

Ce n’est pas la société civile qui encourage l’arrivée des migrants mais bel et bien les réseaux de trafiquants.

Loin de faciliter l’implantation des migrants en Tunisie, l’UNHCR a été accusé par les réfugiés et demandeurs d’asile de les avoir livrés à eux-mêmes. Se trouvant sans abris et dépourvus de moyens financiers, ils déclarent vouloir quitter la Tunisie vers d’autres pays. En juillet 2022, des protestataires ont organisé un sit-in devant le siège de l’organisation à Tunis.

Certaines composantes de la société civile, à l’instar du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), Terre d’asile, Médecins du Monde, etc, œuvrent à l’amélioration de la situation chaotique des migrants en Tunisie. Ces associations ont dû batailler pour faciliter l’accès à la santé ou encore à l’éducation aux migrants. Ces droits sont garantis sur le papier puisque la Constitution les accorde indépendamment de la nationalité ou du statut du bénéficiaire.

Le rôle de la société civile est aussi d’alerter sur l’exploitation économique des migrants. Contrairement aux allégations du parti nationaliste tunisien, les travailleurs migrants ne volent pas les emplois des Tunisiens. Les migrants travaillent dans des secteurs comme la restauration, l’agriculture ou encore le bâtiment. Des secteurs boudés par la main d’œuvre tunisienne.

Kais Saied accuse les migrants de violence et de criminalité sans étayer ses propos par aucun chiffre ou faits. Contacté par Nawaat, le chef de département de l’Information et de la Communication au ministère de l’Intérieur, Faker Bouzghaya avance que son ministère ne dispose pas de statistiques sur le nombre de migrants impliqués dans des affaires criminelles. « Nos statistiques ne se basent pas sur des critères ethniques ou raciaux », explique-t-il.

En somme, les déclarations de Saied semblent plutôt puiser dans les préjugés et le racisme qui fleurissent actuellement sur les réseaux sociaux. Le chef de l’Etat adopte au passage des éléments de langage de nature raciste et xénophobe, livrant les migrants à la vindicte populaire et à la répression policière.

*Rihab Boukhayatia

Spécialisée en droits et libertés, je suis journaliste à Nawaat depuis 2019, où je traite aussi des sujets de société. Juriste de formation, je poursuis, en parallèle à mon activité professionnelle, des recherches en sciences politiques.

Source : Nawaat.org

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