Lucy Muchoki dirige l’Alliance kényane de l’agroalimentaire et de l’industrie agroalimentaire, KAAA, une organisation créée pour soutenir ce secteur au Kenya. Par ailleurs, Lucy mène un plaidoyer en faveur de l’entrepreneuriat agricole des femmes. Interview.
C’est votre enfance, dans un village, qui a motivé votre engagement pour ce secteur ?
Je suis née dans un village, appelé Nanyuki, en zone rurale. Les communautés de cette région sont à la fois des pasteurs et des petits commerçants. Ils pratiquent également l’agriculture de subsistance.Jeune fille, je voyais les femmes passer toute la journée à travailler dans les fermes, rentrer chez elles pour cuisiner pour toute leur famille et s’occuper seules les tâches ménagères. Ces femmes ne possédaient ni argent ni terre. Malgré tout le travail accompli, elles dépendaient entièrement de leurs maris. Par ailleurs, dans les communautés pastorales, les filles ne vont pas à l’école. Elles sont mariées très jeunes pour que leurs pères puissent hériter de troupeaux en guise de dot ou de compensation. Ces filles sont considérées comme des vaches à lait. Plus jeune donc, cette organisation de la société me troublait et me dérangeait même. Pour ma part, je suis issue d’une famille privilégiée et j’ai pu aller à l’école. En grandissant, j’étais impatiente d’étudier la littérature et l’histoire pour comprendre nos normes sociales. Au fur et à mesure que je progressais à l’université, j’ai choisi d’étudier la sociologie, afin de mieux cerner le rôle que je pourrais jouer dans la structure sociale de nos communautés. Donc, il est clair que mon choix de carrière a été influencé par mon enfance. Plus tard, j’ai entrepris une maîtrise en gestion des entreprises. Avec cette formation, je disposais d’un bon cursus pour devenir une « entrepreneure social », dans le but clair de changer la société, en plaidant pour des business models à impact social.
Comment avez-vous intégré l’Alliance kényane de l’agroalimentaire et de l’industrie agroalimentaire ?
J’ai rencontré des collègues partageant le même désir de changer le monde et d’avoir des entreprises sociales, à l’occasion de l’un des plus grands rassemblements dédiés à l’agriculture en Afrique, African Agriculturists, en Afrique du Sud, sous les auspices du Forum pour la recherche agricole en Afrique (FARA) et du corpus de recherche Apex en Afrique. Ensemble, nous avons décidé de créer un consortium panafricain pour l’agroalimentaire et l’industrie agroalimentaire (PanAAC), un organisme continental chargé de soutenir le développement de l’agroalimentaire sur le continent africain. Le but ultime de PanAAC est d’aider les acteurs africains de l’agroalimentaire en leur fournissant des informations, des connaissances, des partenariats stratégiques et des solutions financières. Nous mettons l’accent sur les petites entreprises. En fin de compte, PanAAC mobilise des réseaux stratégiques impliqués dans la chaîne de valeur de l’agroalimentaire et de l’agroalimentaire en Afrique pour accroître la croissance, stimuler la productivité, promouvoir le commerce intra régional et attirer des investissements directs dans le système alimentaire. Les structures et la mise en œuvre des programmes PanAAC passent par des politiques nationales. Cela m’a amené à revenir dans mon pays d’origine et à créer la section kenyane, « Kenya Agribusiness and Agroindustry Alliance » (KAAA, l’Alliance kényane de l’agroalimentaire et de l’industrie agroalimentaire), section nationale de PanAAC. Jusqu’à présent, nous avons mobilisé et enregistré plus de 5 000 petites entreprises. Nous les soutenons par le biais du développement des capacités, des financements et des liens commerciaux.
Si l’agriculture reste l’affaire des femmes en Afrique, ces dernières doivent faire face à une grande précarité. Comment changer la donne ?
La première chose que nous devons faire est de les sensibiliser à leurs droits et de changer leurs mentalités. Les femmes africaines doivent savoir qu’elles ont également droit à la propriété foncière, à des postes de direction et à une éducation de qualité. Une fois qu’elles ont compris cela, elles doivent saisir les opportunités offertes par l’agriculture, un secteur qui pourvoit la plupart des emplois dans les économies africaines. Elles doivent comprendre la rentabilité des modèles économiques et les tendances du marché mondial. Créer de la valeur ajoutée reste la clef pour s’éloigner de l’agriculture de subsistance. De mon côté, j’encourage les femmes à se rassembler, à former des groupes d’affaires pour pouvoir grandir ensemble. Pour la durabilité de la production, la formation des groupes est très importante en raison de l’obtention de quantités.
Pourquoi encourager l’entrepreneuriat des femmes participe à leur autonomisation ?
Selon les Nations Unies, l’industrie agroalimentaire africaine devrait représenter 1 milliard de dollars d’ici à 2030. Le continent possède un marché intérieur énorme et détient 60% des terres arables du monde. Mais l’Afrique dépense annuellement plus de 30 milliards de dollars en importation de produits alimentaires. Les marges de croissance dans ce secteur sont immenses. Cependant, les compétences dans ce domaine sont rares. Il faut savoir que sur cinq petites entreprises, quatre ne passeront pas la première année ! Nous devons affiner nos qualifications en entrepreneuriat et saisir ces opportunités. Celles-ci sont nombreuses dans l’après-récolte et la production de valeur ajoutée. Mais pour toute entreprise prospère, il est essentiel de comprendre les besoins et les chiffres du marché.
Comment accompagnez-vous concrètement les femmes entrepreneures ?
La meilleure façon d’apporter un soutien efficace à l’entrepreneuriat féminin réside dans l’établissement de partenariats comme des programmes d’apprentissage et de mentorat entre pairs. Les pays occidentaux ont bien réussi à assurer la sécurité alimentaire et à créer des emplois. Nous créons et préconisons par conséquent des partenariats avec eux pour permettre le transfert de compétences, de technologies et de modèles novateurs qui permettront à nos femmes d’obtenir de bons résultats. À l’heure actuelle, il existe des programmes financiers différents et disponibles pour soutenir les entreprises féminines. Malheureusement, toutes les femmes ne savent pas comment et où accéder à ces financements. En tant que femme désireuse de soutenir les autres femmes, je me suis engagée à partager les opportunités d’affaires disponibles avec elles. Je me suis également associée à plusieurs institutions financières pour les aider à exposer leurs projets lors de programmes. Je travaille également en étroite collaboration avec les institutions publiques pour veiller à ce que nous atteignions les normes fixées par les gouvernements.