Reportage : À Emerging Valley, c’est l’Afrique qui invente ses propres modèles
Pendant longtemps, l’innovation technologique en Afrique a été racontée au futur : promesse, potentiel, projection. Aujourd’hui, elle se vit au présent — et surtout, elle se construit selon ses propres logiques, ses réalités, ses marchés et ses crises. Une génération d’entrepreneurs, d’investisseurs et d’opérateurs publics fait émerger un écosystème qui ne copie plus les modèles dominants : elle les réinvente et s’expose à Emerging Valley.

Par Yousra Gouja, à Marseille
« Nous devons chercher nos propres investisseurs, de nos territoires », martèlent plusieurs acteurs du continent, réunis pour cette 9 e édition d’Emerging Valley, qui se tenait le 26 novembre, dédiée à la génération à impact, où se rencontrent 120 speakers, 40 fonds et une nouvelle classe de bâtisseurs. Ce mouvement se joue aussi dans les villes. Marseille, longtemps résumée à son rôle logistique, s’affirme désormais comme carrefour stratégique. « Marseille est devenue la capitale de l’innovation entre l’Europe et l’Afrique », analyse Samir Abdelkrim, le fondateur d’Emerging Valley. Ici, investisseurs, diasporas, startups et institutions se croisent — parfois pour la première fois.
Emerging Valley, la seule plateforme où entrepreneurs et investisseurs panafricains, européens et désormais d’Asie se parlent vraiment

Vincent Languille, conseiller métropolitain délégué aux Relations internationales et aux fonds européens et maire du Tholonet, résume : « C’est la seule plateforme où entrepreneurs et investisseurs panafricains, européens et désormais d’Asie se parlent vraiment. » Et la géographie de l’innovation change. La carte n’a plus rien à voir avec celle de 2015 : de nouveaux hubs émergent, des pays accélèrent, d’autres se réinventent. Le climat actuel n’épargne pas les startups africaines. « C’est dur de lever des fonds, » reconnaît Uwem Uwemakpan, à la tête des investissements chez Launch Africa. « Il faut être un très bon vendeur — et cela demande de la pratique. »
Mais une bascule est en cours : les regards extérieurs changent, notamment dans le Golfe. Pour Faten Aissi, directrice des partenariats chez Flat6flats, un cap a été franchi : « les investisseurs du Golfe ne voient plus l’Afrique comme un pari risqué mais comme un investissement stratégique. » Pourtant, la mobilité et l’accès restent inégaux et coûteux. Elle le rappelle : les entrepreneurs ont besoin de corridors d’investissements solides, d’accompagnements juridiques, d’experts comptables, d’outils transfrontaliers — pas seulement de capital. Et il y a un défi culturel notable : « la plupart des deals se font autour d’un verre — où les femmes ne sont pas invitées. Nous, nous les mettons dans les bonnes salles. Il faut combattre les biais intentionnels. »
Des modèles nés des réalités africaines

Si l’Afrique invente, ce n’est pas pour le principe. C’est parce que ses besoins ne ressemblent à aucun autre marché. Zineb Saidi, directrice de la communication et du marketing du Technopark Maroc, l’explique : « nous avons des problématiques uniques. Donc nos startups doivent être pensées pour nous. J’ai pu rencontrer d’ailleurs à Emerging Valley une startup qui vérifie des diplômes. » Une innovation qui fait écho à un marché réel : 36 % des startups du Technopark Maroc incubées exportent, dont près de la moitié vers l’Afrique elle-même — la preuve que la valeur circulaire précède l’ambition globale.
À Agadir, la startup Sand to Green, accompagnée sur place, transforme des zones désertiques en plantations durables — et rafle aujourd’hui des prix internationaux et un fonds norvégien. De plus, ils intègrent un administrateur public dans leurs locaux pour répondre aux besoins des startups. Un gain de temps unique pour éviter les allers-retours chez l’administration. Même logique du côté de Novation City en Tunisie, où l’on construit un écosystème deeptech autour de l’IA, de l’industrie 4.0 et de l’automotive. 45 % des projets sont portés par des femmes. Une révolution silencieuse.
Le marché africain n’existe pas. Il y a autant de marchés que de pays — y compris pour le cloud
Pour Adil Tourabi, directeur commercial Afrique – Moyen-Orient chez Ovh cloud, une phrase résume tout : « Le marché africain n’existe pas. Il y a autant de marchés que de pays — y compris pour le cloud. » Cette fragmentation n’est pas un obstacle, mais une réalité à partir de laquelle bâtir — à condition d’avoir une vision. « On ne peut pas décider qu’on aura une stratégie IA d’ici 2030 si on n’a pas d’abord défini la souveraineté que l’on veut construire, » rappelle Ahcène Gheroufella, directeur adjoint d’Expertise France.
Diaspora, souveraineté, nouvelles alliances
La donnée, la finance, l’IA, l’énergie, l’agritech, la logistique et l’industrie deviennent les terrains d’une renaissance technologique, où diasporas et territoires jouent un rôle structurant. À Marseille, certains le ressentent déjà. « Ici, on nous respecte », glisse Samir Bouzidi, PDG d’Impact diaspora, en écho avec ce que les Africains vivants à Marseille ont pu lui dire.
La ville est jumelée à Dakar. Les startups tunisiennes y sont déjà les plus nombreuses en région PACA.
Un basculement : une génération entrepreneuriale du Sud qui se pense comme modèle
Pourtant une question persiste : où sont les talents binationaux dans ces discussions ? Ont-ils leur place ? Est-ce un sujet ? Entre montée en puissance des fonds régionaux, nouvelle cartographie des hubs, ambitions internationales et affirmation culturelle, une phrase revient comme un refrain : L’Afrique n’attend plus que quelqu’un lui donne rendez-vous. Elle crée ses propres routes. Ce moment n’est pas un alignement d’événements. C’est un basculement : une génération entrepreneuriale du Sud qui se pense comme modèle. Et la suite ? Elle s’invente et si possible, sur le territoire africain.



