Leila Ben Hassen : « La main-d’œuvre bleue africaine : saisir la vague des opportunités »
Dans cette édition de Cart’Afrik, Leila Ben Hassen, PDG de Blue Jay Communication et co-autrice du Blue Paper de l’Ocean Panel, appelle l’Afrique à saisir l’« opportunité bleue » : investir dans les emplois liés à l’océan – de la pêche durable aux énergies marines renouvelables – pour créer des millions de postes d’ici 2050 et bâtir une économie inclusive et régénératrice. Par Leïla Ben Hassen*

Le moment océanique de l’Afrique
L’océan s’élève, à la fois comme force physique et comme frontière économique dynamique. Alors que le monde entier s’efforce de réduire les risques liés à la montée des eaux, l’Afrique doit aussi reconnaître l’opportunité sans précédent qui s’offre à elle sur ses côtes.
En tant que co-autrice du récent rapport « L’avenir de la main-d’œuvre dans une économie océanique durable », commandé par le World Resources Institute (WRI) pour le Panel de haut niveau pour une économie océanique durable (Ocean Panel), j’ai eu le privilège d’explorer en profondeur les données, les avis d’experts et les solutions qui façonnent cet espace en pleine transformation. Ce n’est plus seulement un agenda environnemental. C’est désormais une priorité économique.
D’ici 2050, deux futurs s’offrent à nous : gagner 51 millions d’emplois océaniques supplémentaires ou en perdre 40 millions. Les dirigeants économiques, financiers et politiques africains doivent agir de manière décisive et collaborative pour que personne ne soit laissé de côté dans la transition juste vers une économie bleue régénératrice et inclusive.
L’économie océanique : passé, présent et avenir
Aujourd’hui, l’économie océanique emploie officiellement plus de 133 millions de personnes dans le monde, mais ce chiffre est probablement sous-estimé. Le travail informel et de subsistance, notamment en Afrique, pourrait ajouter des millions d’emplois.
Dans un scénario océanique durable*, l’emploi lié aux océans pourrait augmenter de 51 millions, atteignant 184 millions de postes dans le monde d’ici le milieu du siècle.
Cependant, dans un scénario de transition bloquée**, l’emploi lié aux océans pourrait diminuer de près de 40 millions, tombant à seulement 91 millions d’ici 2050.
Pour l’Afrique, l’opportunité est immense. Le tourisme côtier, la pêche artisanale et la logistique portuaire sont déjà des piliers d’emploi solides. Pourtant, le continent n’a fait qu’effleurer le potentiel de secteurs à forte valeur ajoutée comme les énergies marines renouvelables, l’aquaculture, la conservation des océans et l’innovation maritime.
Ce qui va transformer l’emploi océanique d’ici 2030 et 2050
Les recherches Delphi menées pour ce rapport ont mis en évidence sept moteurs de transformation qui façonneront l’avenir de l’emploi lié à l’océan au cours des prochaines décennies :
- Changement climatique : remodelage des écosystèmes, modification des stocks de poissons et des régimes climatiques, création d’une demande en infrastructures d’énergies propres.
- Accès au financement et aux investissements : déterminera si les secteurs océaniques innovants peuvent se développer, innover et attirer des capitaux.
- Adoption de pratiques durables : ouverture vers des emplois verts et des industries résilientes.
- Évolution de la demande pour des biens et services océaniques durables : notamment dans l’alimentation, le transport et le tourisme, sous l’effet des attentes des consommateurs et des normes internationales.
- Durabilité et régénération : dépasser les objectifs « zéro émission nette » pour aller vers des modèles positifs pour la nature, des économies circulaires et la restauration des écosystèmes.
- Mutation de la demande énergétique : création de nouveaux marchés de l’emploi grâce à la transition des combustibles fossiles vers l’éolien en mer, l’énergie marémotrice et les systèmes hybrides d’énergies renouvelables.
- Secteurs émergents et innovants : bioprospection, technologies numériques océaniques, robotique marine, marchés du carbone bleu.
L’ampleur et le rythme du changement varieront selon les régions et les secteurs. Sans investissements proactifs dans les compétences et l’inclusion, les communautés marginalisées des pays en développement risquent d’être touchées de manière disproportionnée.
Les défis à relever pour les acteurs de l’océan
Chaque acteur – gouvernements, secteur privé, ONG, société civile – fait face à des défis propres mais aussi à des obstacles communs :
- Manque de données : absence de statistiques précises et ventilées sur l’emploi océanique, en particulier dans l’économie informelle, dans de nombreux pays africains.
- Inadéquation des compétences : les nouveaux secteurs requièrent des compétences numériques, environnementales et techniques encore peu intégrées dans les systèmes de formation.
- Manque d’infrastructures et de financements : l’accès limité aux centres de formation, aux infrastructures numériques et à un financement abordable freine l’innovation et la création d’emplois.
- Exclusion sociale : les femmes, les jeunes et les communautés côtières sont souvent écartés des décisions politiques et des investissements.
- Faiblesse de la gouvernance : cadres réglementaires inadéquats, lois peu appliquées, manque de capacités institutionnelles.
Pour surmonter ces défis, il faut abandonner les approches en silo au profit de stratégies collaboratives, fondées sur les données et inclusives pour la main-d’œuvre océanique.
Les opportunités bleues inexploitées de l’Afrique
Si elle adopte une transition océanique juste et durable, l’Afrique détient un potentiel considérable :
- Énergies marines renouvelables : bien que peu présentes dans les déploiements mondiaux actuels, les vastes côtes africaines et leurs ressources solaires et éoliennes peuvent alimenter des pôles énergétiques offshore et créer des emplois verts.
- Aquaculture durable : d’ici 2050, l’aquaculture représentera 75 % de la production mondiale de poisson. La main-d’œuvre africaine peut devenir leader en aquaculture résiliente au climat, générant des emplois inclusifs pour les jeunes et les femmes.
- Tourisme bleu : grâce à sa richesse culturelle et ses côtes préservées, l’Afrique peut développer l’écotourisme et attirer davantage de croisières grâce à des ports modernisés, générant potentiellement 2 à 2,5 millions d’emplois directs.
- Restauration océanique : les emplois liés aux aires marines protégées (AMP), à la reforestation de mangroves et à l’adaptation climatique peuvent renforcer la biodiversité tout en offrant de nouvelles sources de revenus.
- Ports et logistique intelligents : les investissements dans la modernisation portuaire dans le cadre de la ZLECAf stimuleront l’emploi dans le commerce, la technologie, la logistique et la réforme douanière.
Ces secteurs ne sont pas seulement des leviers de croissance : ils offrent des solutions à chômage des jeunes, à l’insécurité alimentaire et aux inégalités économiques.
Un appel à l’action : bâtir la main-d’œuvre bleue de l’Afrique
Les dirigeants africains et leurs partenaires doivent prendre des mesures audacieuses et coordonnées pour construire une main-d’œuvre océanique résiliente. Les recommandations clés incluent :
- Investir dans les données et les évaluations de main-d’œuvre pour orienter des politiques et des investissements fondés sur des preuves.
- Développer des stratégies nationales et régionales de compétences bleues alignées sur les besoins réels des secteurs océaniques émergents.
- Accroître l’accès à l’éducation, à la formation professionnelle et à l’apprentissage tout au long de la vie, en particulier pour les femmes, les jeunes et les communautés côtières.
- Créer des outils de financement innovants combinant capitaux publics et privés pour la formation, les infrastructures et les PME.
- Intégrer l’équité dans toute planification de la main-d’œuvre, afin que la transition soit inclusive et non extractive.
- Soutenir la transition de l’informel vers le formel, avec des protections sociales et des passerelles vers un travail décent.
- Accélérer l’éducation numérique océanique, pour préparer les travailleurs à l’Industrie 4.0 dans l’océan-tech, la robotique et les services axés sur les données.
L’océan est le présent et l’avenir de l’Afrique — travaillons pour lui
L’économie océanique durable n’est plus une vision d’avenir : c’est aujourd’hui le moteur économique le plus sous-estimé. Si nous agissons dès maintenant, l’Afrique peut être à l’avant-garde de la création de millions d’emplois dignes et prêts pour l’avenir, tout en régénérant les écosystèmes dont nous dépendons.
Mais cette transition ne se fera pas d’elle-même. Elle exige des politiques ambitieuses, une stratégie de compétences bleues, des mécanismes de financement innovants, une coopération régionale et un engagement profond en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG).
Elle demande engagement, leadership en durabilité, coordination et investissement. Nous devons unir expertise économique, vision politique et mobilisation communautaire pour libérer le plein potentiel de la main-d’œuvre bleue.
En tant qu’actrice engagée dans ce domaine, j’invite les dirigeants d’entreprise, investisseurs et institutions à se mobiliser, non pas seulement comme soutiens, mais comme co-créateurs de la révolution de la main-d’œuvre bleue africaine.
Assurons-nous que l’Afrique ne soit pas laissée pour compte, mais qu’elle soit pleinement intégrée et valorisée dans la construction d’une économie océanique juste, inclusive et régénératrice.
Lis le rapport complet : https://oceanpanel.org/publications/
Regarder : L’avenir de l’emploi dans une économie océanique durable
Références :
*: OCDE (2025) L’économie océanique à l’horizon 2050
**: OCDE (2025) L’économie océanique à l’horizon 2050