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Cart’Afrik : Le Kram, ma Tunisie à moi

Chaque été, dans le cadre de Cart’Afrik, la communauté ANA – composée de journalistes, économistes, responsables publics, chefs d’entreprises, représentants d’institutions africaines et internationales – est invitée à partager des points de vue pluriels sur les grands défis du continent. Des voix singulières, ancrées dans la réalité, nourries par des expériences de terrain, qui participent à éclairer autrement les dynamiques africaines. Une fois n’est pas coutume, c’est moi qui ouvre le bal cette année. Et pour cela, j’ai choisi de parler du Kram. Ou plus précisément, de mon Kram. Ma Tunisie à moi.

Par Dounia Ben Mohamed

Entre la Carthage millénaire et la Goulette populaire, nichée au bord de la Méditerranée, se trouve cette commune côtière un peu à part : Le Kram. Ni vraiment bourgeoise, ni totalement populaire, elle est un subtil mélange des deux. 

Entre la Carthage millénaire et la Goulette populaire, nichée au bord de la Méditerranée, se trouve cette commune côtière un peu à part : Le Kram. Ni vraiment bourgeoise, ni totalement populaire, elle est un subtil mélange des deux. Un lieu à la fois familier et insaisissable, comme suspendu entre les époques, les classes sociales, les identités. Né autour d’une gare de chemin de fer à la fin du XIXe siècle, Le Kram s’est d’abord développé comme un quartier résidentiel pour les employés des chemins de fer, puis du port de la Goulette, avant de devenir, au fil du temps, un espace vivant et contrasté, à la croisée de la mémoire coloniale, des luttes sociales et de la culture populaire.

« Fille d’immigrés pour les Français, “Zmigriya” pour mes compatriotes tunisiens […] je n’étais pas d’ici, pas tout à fait. Mais je n’étais pas d’ailleurs non plus. »

Le Kram, c’est là où j’ai grandi un peu, beaucoup, à chaque été. Fille d’immigrés pour les Français, « Zmigriya » pour mes compatriotes tunisiens, j’ai passé toutes mes vacances dans ce quartier aux allures de refuge. Petite Française, bien que tunisienne aussi, je n’étais pas d’ici, pas tout à fait. Mais je n’étais pas d’ailleurs non plus.

Mon ancrage, il s’est construit là, entre les murs blancs et bleus de la maison familiale, Dar Boudouh. La plage de Palm Beach, les étés étouffants et les jeux de fin de journée. Il s’est nourri de ces odeurs mêlées de jasmin, de grillades et de sable chaud. De ces sons familiers : les klaxons, les discussions animées, les rires qui débordent jusque tard dans la nuit, les voix des chanteuses comme Fatima Bousseha qui rythment les interminables mariages d’été. Les sandwich au Salami de chez Buon Gusto. Si l’échoppe, sans prétention mais où l’on trouve les meilleurs sandwich du pays, existe toujours, le fameux salami-fromage a disparu de la carte, cédant à la légende urbaine : on y aurait servi de la viande d’âne à la place du bœuf… Allez savoir. Peut-être, n’empêche que c’était trop bon ! 

« Le fricassé… un concentré de ce qui fait l’âme du Tunisie : petit mais généreux, tendre mais piquant à souhait, simple à l’extérieur mais riche à l’intérieur  »

Le Kram, c’est aussi les fricassés du coin, chèrement disputés par les Algériens, simple sandwich thon-harissa de prime abord, en réalité dans chaque bouchée un concentré de ce qui fait l’âme du Tunisie : petit mais généreux, tendre mais piquant à souhait, simple à l’extérieur mais riche à l’intérieur. Aussi, lorsque je suis loin de ma Tunisie, à Paris, où même à Kigali, grâce à Younes et son service de traiteur Ettounsi, je peux retrouver un bout de Kram grâce à simple fricassé… 

En attendant impatiemment de retourner au Kram, ma terre de repli, de reconnexion et de déconnexion à la fois. Mon refuge. 

Et pourtant, ce lieu n’est pas un havre figé. Le Kram est vivant, mouvant, engagé. Il a été un des bastions de la rébellion pendant la Révolution tunisienne, avec ses jeunes aux mains nues face à l’arbitraire, ses habitants irréductibles, déterminés à faire entendre leur voix. Il porte encore les stigmates et les espoirs de cette période incandescente.

« Une Tunisie populaire mais digne, enracinée mais ouverte, parfois oubliée mais jamais soumise. »

Cosmopolite, traversé d’histoires multiples, le Kram est un concentré de Tunisie. Une Tunisie à la fois plurielle, résistante et chaleureuse. C’est là, dans ce mélange permanent, que j’ai puisé mon identité. Une identité entre deux rives, riche de ses contrastes. Une identité africaine, méditerranéenne, européenne, profondément métissée.

Ce que je suis aujourd’hui, je le dois en partie à ce quartier. Il m’a offert une boussole intime, un cadre de référence, une force tranquille. Quand j’analyse les trajectoires économiques ou politiques du continent, quand je pense la souveraineté ou l’innovation à l’échelle panafricaine, je le fais aussi avec les lunettes du Kram, celles d’une Tunisie populaire mais digne, enracinée mais ouverte, parfois oubliée mais jamais soumise.

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