Le 7 avril marque le début de Kwibuka, la période de commémoration du génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda, un événement cataclysmique qui a vu un million de personnes tuées en à peine 100 jours. Cette année marquant également le 20e anniversaire de l’Union africaine, le moment est bien choisi pour réfléchir à ce que l’héritage du génocide signifie pour l’Union africaine.
Par Bankole Adeoye et Hope Tumukunde Gasatura (Union africaine)
Il y a vingt ans, l’incapacité des Nations unies (ONU) et de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) à prévenir ou à arrêter le génocide des Tutsis au Rwanda a été un facteur déterminant dans la création de l’architecture de paix et de sécurité (APSA) de l’Union africaine (UA).
Si l’UA a enregistré des progrès depuis 1994, il est important de noter, à l’occasion de cette étape importante, qu’il est encore possible de faire davantage pour prévenir les atrocités sur notre continent.
« Le génocide contre les Tutsis n’est pas seulement une histoire rwandaise »
Le génocide contre les Tutsis n’est pas seulement une histoire rwandaise. Tant le génocide que la renaissance du pays depuis 1994 symbolisent le pire et le meilleur de l’Afrique – nos échecs et nos espoirs.
Entre autres facteurs, le génocide a été rendu possible par l’incapacité des acteurs africains et internationaux à prendre des mesures préventives, comme l’a montré, en 2000, le rapport de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) intitulé « The Preventable Genocide ».
Pourtant, certains Africains ont joué un rôle admirable, notamment l’ambassadeur Ibrahim Gambari, qui a fait pression pour une intervention au Rwanda en tant que représentant du Nigeria au Conseil de sécurité, ou des soldats de la paix comme le capitaine Mbaye Diagne, un soldat sénégalais qui a risqué sa vie pour sauver des centaines d’enfants, de femmes et d’hommes. Cette solidarité face à l’adversité et à la tragédie est une valeur qui se trouve au fondement même de l’Unité africaine.
Les leçons tirées du génocide ont également été cruciales. Il a servi de rappel dévastateur des dangers des identités ethniques militarisées et des injustices sociales, que l’on retrouve partout sur notre continent. Il a également illustré l’importance d’être attentif aux signaux d’alerte et d’agir en conséquence – un crime de cette ampleur ne sort pas de nulle part.
Après 1994, le Rwanda s’est également révélé être une leçon précieuse pour l’Afrique. Reconstruire un pays au lendemain d’une violence, en particulier d’un génocide dévastateur et traumatisant, est l’un des plus grands défis à relever dans le monde.
Le Rwanda a non seulement surmonté ce danger mais a prospéré en tant que nation en poussant une vision plus large de la réconciliation englobant les inégalités socio-économiques et éducatives. Le gouvernement rwandais s’est efforcé de faciliter le processus de guérison de la nation, en améliorant les conditions de vie des Rwandais et en encourageant les gens à penser par eux-mêmes et à faire preuve d’ouverture d’esprit par le biais de la scolarisation.
Nécessité de mesures concrètes
Depuis sa création en 2002, l’Union africaine a pris des mesures pour résoudre les vastes problèmes de paix et de sécurité auxquels le continent est confronté. Les dures leçons tirées du génocide de 1994 contre les Tutsis ont été à l’origine du changement normatif spectaculaire, du principe dogmatique de non-intervention de l’OUA au principe de non-indifférence de l’UA.
Le Conseil de paix et de sécurité (CPS), l’organe décisionnel le plus élevé en matière de paix et de sécurité en Afrique, a connu plusieurs succès. Depuis sa création, le CPS a lancé plusieurs efforts de médiation et de rétablissement de la paix, notamment au Kenya, au Soudan (Darfour), au Soudan et au Sud-Soudan.
Le CPS a également déployé des opérations militaires de soutien à la paix, au Darfour, en Somalie, aux Comores et en Afrique centrale contre l’Armée de résistance du Seigneur (LRA). La Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM) a fait des progrès considérables contre Al Shabaab.
Malgré ces grandes avancées, l’UA doit encore relever des défis pour prévenir les génocides et les crimes contre l’humanité. L’anniversaire du génocide de 1994 nous rappelle brutalement que l’UA ne peut rester spectatrice face à une violence de cette nature.
Les mesures préventives sont également cruciales. Nous ne saurions trop insister sur l’importance de l’éducation dans la prévention de la récurrence ou de l’occurrence d’un génocide. Les jeunes doivent être sensibilisés aux dangers de toute forme de discrimination – par exemple, par l’élaboration d’un programme continental sur la prévention du génocide.
De même, il faut mettre à nouveau l’accent sur la lutte contre l’impunité. Même dans le cas du Rwanda, 28 ans plus tard, les auteurs de crimes contre l’humanité se promènent toujours en liberté sur notre continent. Nous devons envoyer un message uni à tous ceux qui ont commis de tels crimes, ou qui pourraient le faire à l’avenir, pour leur dire qu’il existe une solidarité absolue entre nos nations et que nous ne reculerons devant rien pour rendre justice. Tous les pays doivent établir des cadres juridiques qui punissent les auteurs de génocide, quelle que soit leur nationalité. Ne pas le faire ne fera qu’augmenter la probabilité d’atrocités futures.
Regarder vers le passé et l’avenir
Le 7 avril, nous nous rappelons que le génocide représente le crime le plus flagrant contre l’humanité et qu’il va à l’encontre de tout ce que la Charte africaine et nos valeurs africaines représentent.
Alors que nous approchons de trois décennies après le génocide contre les Tutsis, réfléchissons aux mesures que l’organisme continental doit prendre pour pouvoir passer des aspirations aux actions. À cet égard, tous les États membres de l’UA et tous les citoyens africains doivent saisir cette occasion pour sensibiliser à la menace du génocide et faire en sorte que le slogan « Plus jamais ça » devienne une réalité. En tant que continent, nous devons faire preuve de solidarité et de détermination en assumant la responsabilité première des mesures législatives, institutionnelles et éducatives visant à prévenir et à intervenir contre le génocide et les autres atrocités de masse.
La 28e commémoration du génocide contre les Tutsis au Rwanda se déroulera dans un format hybride, au Nelson Mandela Hall du siège de l’UA à Addis-Abeba, en Éthiopie, et via la plateforme en ligne Zoom. Le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA tiendra également une session ouverte en mai 2022 sur la prévention de l’idéologie du discours de haine, du génocide et des crimes de haine en Afrique. D’autres activités publiques viendront ponctuer ces événements statutaires pour marquer la campagne #Kwibuka28.
Par Bankole Adeoye, commissaire de l’Union africaine pour les affaires politiques, la paix et la sécurité, et Hope Tumukunde Gasatura, ambassadeur de la République du Rwanda en Éthiopie et représentant permanent du Rwanda auprès de l’Union africaine.